« Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie », écrivait Leiris, et cet incipit est un de ceux qui m’a marquée, quand je l’ai lu, à quinze ans, dans une classe de lycée, et je sais maintenant à quel point la littérature peut percuter la vie. Je lui ai consacré ma vie, bien au-delà du métier que j’ai choisi et que j’essaie, tant bien que mal, de pratiquer, et elle a la douceur des poèmes qu’on se murmure. Et tout de même, sans aimer l’image-corne-de-taureau, me reste peu de cette échappatoire, dans le souvenir d’avoir lu le début de L’Éducation sentimentale à mon père, au début de sa dernière nuit.
J’ai peu lu Leiris en dehors de ce texte, et d’avoir, dans le symbole idiot de la numérologie, l’impression d’achever quelque chose comme un chemin de croix, quand je marchais surtout à côté, et portais peu le fardeau. Je garde et regarde les photos de mon père, et j’ai pu me souhaiter, comme je l’avais fait après la mort de mon grand-père, me jouer sa voix en douce – « bon anniversaire, ma grande », « bon nanniversaire », celui de mon père, les dents serrées comme toujours quand il faisait l’idiot, en crispant tout le visage, quand il ne faisait pas « la tortue » pour nous faire marrer.
Il y a des fleurs nouvelles et prêtes à éclore sur la table de mon coin cuisine, et des crépuscules à traverser pour rentrer, vers chez moi pour le moment, sans trop savoir qui est ce moi et en m’en fichant autant que possible, c’est dur de redémarrer sans Papa, mais on y va.