Le prof.

Ils ne le regardaient pas tous attentivement, il faut dire que la grammaire permet, par son évidence et sa logique, de croire que l’on sait ce qu’on a compris. Et le cours se poursuivait, de relative en complétive, à attendre que se déroulent les subordonnées, comme autant de perles sur les colliers d’enfant, à peine une question de temps à autre.

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Un verre.

Il y a un verre sur le rebord de la fenêtre, un cendrier à côté, la main qui tremble certains soirs de l’un à l’autre, en tentant le vertige – du verre de la fenêtre.

D’en bas, on ne doit voir d’L. qu’un genre de point rouge, diffracté par un filet de fumée, et d’en haut, elle ne regarde rien.

Il lui reste quelque part pour rêver, mais elle a encore oublié. Elle reste, sur sa chaise, à se demander si un jour elle pourra remettre ses bras et se tenir sur ses jambes, sans vaciller, comme pour aller dans le monde, et déjà jusqu’au couloir ce serait déjà bien, de se lever.

L. attend qu’elle se passe, comme s’il lui fallait voir le film jusqu’au bout pour ne vexer personne dans la salle, et se rendre compte à la fin qu’elle était seule, et le film la caméra surveillant un parking, avec peu de mouvement. Elle espère des aurores, et se sent prise dans des phares, qui aveuglent sans rien indiquer.

Elle voit, dans le reflet de la fenêtre, sa cigarette et s’allumer et s’éteindre.

34.

« Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie », écrivait Leiris, et cet incipit est un de ceux qui m’a marquée, quand je l’ai lu, à quinze ans, dans une classe de lycée, et je sais maintenant à quel point la littérature peut percuter la vie. Je lui ai consacré ma vie, bien au-delà du métier que j’ai choisi et que j’essaie, tant bien que mal, de pratiquer, et elle a la douceur des poèmes qu’on se murmure. Et tout de même, sans aimer l’image-corne-de-taureau, me reste peu de cette échappatoire, dans le souvenir d’avoir lu le début de L’Éducation sentimentale à mon père, au début de sa dernière nuit.

J’ai peu lu Leiris en dehors de ce texte, et d’avoir, dans le symbole idiot de la numérologie, l’impression d’achever quelque chose comme un chemin de croix, quand je marchais surtout à côté, et portais peu le fardeau. Je garde et regarde les photos de mon père, et j’ai pu me souhaiter, comme je l’avais fait après la mort de mon grand-père, me jouer sa voix en douce – « bon anniversaire, ma grande », « bon nanniversaire », celui de mon père, les dents serrées comme toujours quand il faisait l’idiot, en crispant tout le visage, quand il ne faisait pas « la tortue » pour nous faire marrer.

Il y a des fleurs nouvelles et prêtes à éclore sur la table de mon coin cuisine, et des crépuscules à traverser pour rentrer, vers chez moi pour le moment, sans trop savoir qui est ce moi et en m’en fichant autant que possible, c’est dur de redémarrer sans Papa, mais on y va.

Mes lunettes.

Je me retrouve souvent dans la brume, plus diffractée, ces derniers temps, quand je chausse mes lunettes plutôt que quand je les enlève – elles portent les traces de mon chagrin. D’avoir vu mon père si longtemps avec ses lunettes de pharmacie, et on attendait un rendez-vous pour lui chez l’ophtalmo, une branche en moins un verre tombé, et moi toujours ou presque avec des bésicles, à mieux les ranger puisque je n’avais pas eu son choix. C’est maintenant un réflexe: retirer et poser, souvent à l’envers, les lunettes quand je sens, me pliant en deux, et sans plus rien de verbalisé, parfois à en grogner de douleur, n’importe où que je sois, bureau, canapé, et parfois mes genoux quand je suis dans le RER, à les garder bêtement dans ma main, en attendant que les flots s’assèchent, et que j’essuie, quand j’y pense, le sel oublié.

C’est sur elles que je m’endors aussi, depuis longtemps que tout cela fatigue et épuise, et c’est ce que je recherche: la surprise du sommeil, toujours découverte après, comme on devine le forfait, le livre ouvert et la page perdue, les lunettes au sol ou implantées dans mon nez. Il m’arrive de ne pas penser à les nettoyer, et de me promener, un peu bêtement, avec le souvenir comme une constellation sur les verres, l’impression d’une cassure, qui s’en va et qui revient.

Et le produit vaisselle n’effacera pas ce que j’ai vu, ni ce que je sais, et dont j’aimerais pouvoir ne plus me souvenir.