Il restait des choses qu’elle ne voulait pas raconter aux garçons. Ils lui demandaient encore, mais de plus en plus rarement, s’ils verraient un jour, non pas une girafe, ils le savaient bien, mais ils espéraient un chien, un chat, ou un petit cochon d’Inde. Les rats aussi s’étaient éteint – S. se souvenait d’affpops qui signalaient les égouts bouchés par la disparition des rongeurs. C’était une extinction qui trouvait son explication dans la vision des brochettes et petits civets sur les marchés, dont S. gardait un souvenir horrible, et une certaine nostalgie – c’était la dernière fois qu’elle avait mangé de la viande de mammifères, en feignant ne pas comprendre.
Elle portait en elle une culpabilité abominable, et une haine plus grande encore. Ça avait été un désespoir de ne pas voir de soulèvements face à un enfer qui se réalisait. S. voyait les affpops s’égrener les unes après les autres, et toujours moins de monde dans les manifs – le sentiment tragique envahissait comme une noyade. Elle-même avait vomi en tombant, un jour, sur une battue : officiellement interdite, la chasse devenait un frisson ultime, qui accélérait ce qui ne tenait déjà plus. Une fois, c’était une ourse, la dernière, traquée avec deux petits oursons, porteurs d’un espoir si fou et attendri qu’une équipe les suivait : ils livraient chaque semaine un genre de feuilleton, une téléréalité mignonne et âpre, interrompue par une traque et quelques balles – c’était le genre de trophée auquel on ne résistait pas. La dernière pyargue, tombée des nues dans une chute à pic de noir et blanc, avait aussi été brandie sur les images amateurs[1] des forums, avec des acclamations d’envie et d’admiration. Un vieux cerf, traqué pendant des heures par des chasseurs équipés de caméras diffusant leur hobby en direct, donnèrent des idées : les plus riches chassaient, pendant que d’autres payaient pour voir et parier. Toute une industrie de la mort filmée se monta – il fallait en profiter, tant que c’était encore possible[2].
[1] Pourtant de haute qualité : c’était un sport pratiqué par les CSP+, devenu, à mesure des extinctions, un signe distinctif, un véritable marqueur de richesse et d’élitisme.
[2] S. était trop optimiste pour imaginer même qu’il se produise encore d’autres choses, une fois les animaux morts : que le profit tourne toujours à s’engranger restait pour elle une idée abstraite, sans imaginer même qu’on pouvait aussi facilement chasser des femmes que des animaux en voie d’extinction – il faut dire que, des femmes, on n’en manquait pas, ou pas encore.