Comme autrefois la mayonnaise.

Elle était pourtant chaque jour plus sûre, comme si quelque chose en elle se renforçait. C’était une détermination qui montait, la saisissait comme autrefois la mayonnaise et encore certains bouillons. L’acier de sa résolution la durcissait, et elle sentait en elle une autre femme, qui regardait comme une étrangère la vie qu’elle avait pu passer dans une crainte qu’elle ne comprenait plus. Elle avait la sensation d’une impatience, qui la rendait clairvoyante : elle ne pourrait plus supporter ce qu’elle avait enduré sans se le dire, et sans qu’il y ait eu beaucoup de mots qui fasse la transition entre ces deux stases d’elle-même.

Il lui prenait l’envie de sortir, seule, et elle s’éclipsait parfois la nuit. Les garçons la surprirent, et firent aussi de même, d’abord avec elle. Ils n’étaient pas les seuls à reprendre les rues de la ville. Ils croisaient des noctambules étonnants, quelques discoureurs de quartier, surtout des âmes esseulées qui se dégourdissaient les jambes et les espérances.

Vaille que vaille.

Ça se passait vaille que vaille. S. continuait à ne pas compter les jours : elle n’attendait rien, elle voyait juste les orteils dépasser des chaussures éclatées des garçons, les reprises aux manches et les ourlets en rallonge multicolores. Ils mangeaient davantage, grandissaient sans cesse, s’engueulaient parfois – la place venait à manquer. Elle ne se sentait pas encore vieillir ; elle savait que ça viendrait. Ses jambes enflaient déjà, de la sédentarité, par la chaleur, même en les gardant en l’air aussi souvent qu’elle le pouvait – ça lui donnait des airs de trapéziste d’intérieur.

Ils continuaient, au gré des pénuries et des abondances subites, des rencontres que parvenait à faire S. et aux menus services qu’elle arrivait encore à monnayer dans le voisinage, sans attendre la suite, parce que c’était ça, la vie, la poussière qui toujours revenait, l’eau qui partait et qu’il fallait retenir, les chaussures qui s’éclatent et que l’on remplace par des modèles de trente ans chinés aux puces. Ça ne passait plus, les modes, en tout cas plus chez eux – d’ailleurs, plus rien ne passait.

L’ogre.

Toutes les fibres de ses muscles se tendaient, dans une attente dont elle ne voyait pas d’issue possible.

Il devait s’être faufilé quelque part par un vasistas dans un haut, ou c’étaient les filles de l’entrée qui étaient trop bourrées pour faire attention. Un bruit l’avait trahi, à peine perceptible, ou juste une intuition qui l’avait tenue en éveil, peut-être même Joséphine qui l’avait alertée – elle avait le sommeil léger.

D’un bond elle s’était levée. Elle avait saisi la boîte sous le lit et couru, avec juste un short à la taille, le dos ondoyant et tempêtant, alors qu’elle poussait le couvercle et assemblait les morceaux, des gros mots plein la bouche.

Maintenant, elle l’avait sous les yeux, mi-goguenard mi-craintif – dans le viseur. Elle avait vu juste ; restait à savoir ce qu’elle ferait.

Le gonze tentait de parlementer. Il espérait négocier, comme si c’était le lieu, le moment, comme si sa présence dans ces murs n’était pas déjà sa pire erreur, l’annonce du qui-vive qu’elle gardait dans la peau, et le tour inattendu de la soirée lui montrait que ce n’était pas plus mal.

Elle entendait les files de l’avant qui se ramenaient : elle avait tant gueulé que quelques-unes se réveillaient et rappliquaient voir ce qui se passait.

Iris commença à lâcher des coups et des questions, pour trouver l’erreur à ne pas reproduire. La réponse, elle la trouva dans la gêne d’Anna, c’était toujours ça d’assuré.

Il avait trouvé le dortoir des gamines, qui s’étaient réveillées en hurlant – Iris était déjà devant la porte, qu’elle avait grand ouvert de l’épaule, et maintenant le gars était là, à ses pieds, et les gamines piaillaient autour en se cachant sous les draps.

Anna et Nour se précipitèrent et ramenèrent le gars dans le couloir, Iris lui ôtant toute envie de rébellion. Elles dirent aux gamines de rester calmes, et qu’elles reviendraient, que tout était fini[1]. Les trois montèrent, et furent suivies de quelques autres. Elles le découpèrent sans un bruit ni une balle, au-dessus des rigoles de récupération, et se nourrirent avec les petites dans les semaines qui suivirent de l’horreur du croquemitaine et de l’ogre, transformé en croque-monsieur.


[1] C’était une des grandes tâches quand on récupérait les filles des rues : réussir à leur donner suffisamment de garanties pour apaiser les duretés et les peurs. Il n’y avait ni échec ni réussite : il fallait seulement vivre, en essayant d’être ensemble.

Elles grandissaient.

Elles grandissaient, comme grandissent les gamines, en fuguant parfois, globalement plutôt rejointes par d’autres errantes. Chez les gosses, elles étaient devenues une rumeur, quelque chose comme l’antre de la sorcière, quand les bruits des adultes prenaient le pas, ou pitchipoï option Cocagne, pour les mômes qui avaient besoin de rêver d’ailleurs. Ça restait rude, surtout la défense permanente qui leur faisaient, comme à tous les petits, des enfances sur le qui-vive, et ils n’échappaient pas plus que les autres gosses à prêter main forte et au travail. Seulement, l’impasse, c’était pour la petite bande d’être ensemble, dans un lieu où les coups étaient interdits, et où on les laissait grandir pour devenir comme de véritables personnes.

Elles grandissaient. Elles n’étaient pas forcément à l’abri, et les gamines à peu près debout s’effondraient parfois d’arriver, et d’autres en restaient comme toujours perdues. Les sauvageonnes n’avaient d’ailleurs pas toujours envie des règles des grandes, du travail et des devoirs : elles se moquaient des vieilles, se tiraient les cheveux, draguaient les garçons et jusqu’aux hommes dans la rue. Iris était de celles qui pensent que jeunesse se passe à mesure, et d’autant quand personne ne pouvait tabler sur plusieurs décennies devant soi. Ça avait été des conflits avec Elya, et d’autres encore restées, de savoir si les devoirs se proposaient ou s’imposaient – – la question questionnait le monde à vivre, plus qu’elle ne disait l’optimisme ou le pessimisme de toute une chacune.

Les soirs de tempête.

Les petites gambadaient autant qu’elles pouvaient, quand on le leur autorisait, et dans les périmètres surveillées par les vieilles, avec l’œil des plus jeunes, qui couraient toujours. Les plus petites pleuraient devant les enhardissements des plus grandes, en craignant de les imiter, apeurées de les voir grimper sur les toits brûlants, ou courir le long des citernes. Les gamines aimaient se cacher dans les plantes, et grimpaient aux treilles sous les récriminations – elles cassaient parfois les branches ; surtout, elles risquaient de tomber.

C’étaient pas forcément les gosses des femmes qui vivaient là. Les livreuses ramenaient qui elles trouvaient et qui avait besoin de soins, d’un toit. Ça faisait une grande bande, comme pourrait être une famille, quand on écarte les évidences. Elles poussaient les murs, rajoutaient des matelas, ouvraient progressivement les immeubles alentour. Il restait quelques récalcitrants, mais les femmes seules autour rejoignaient cette étrange colonie qui s’étendait, par des liens tissés au moins par la cordialité des échanges.

Les soirs de tempête s’annonçaient encore. C’étaient des lourdeurs qui envahissaient les airs, et les grandes qui mettaient le nez en l’air, là-haut, depuis les toits. Iris, Elya quand elle était encore là, toute la bande se hâtait à fermer les volets et replier les grandes ailes de ce navire figé. C’étaient des dispositifs accumulés au fil des jours et des mois, fragiles et parfois brisés par les bourrasques : elles essayaient juste de limiter les dégâts. Les gamins étaient interdits de sortie, par peur des rafales qui auraient pu les emporter, ou d’un morceau quelconque de quelque chose qui aurait été embarqué pile poil pour les assommer ou les décapiter. C’était aussi, très simplement, pour ne pas les avoir dans les pattes en s’activant pour ouvrir et fermer les citernes, tenir la tuyauterie des gouttières, parfois à plusieurs nanas, en sentant l’immeuble vibrer sous leurs jambes.

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