Inaperçue.

La porte ne s’ouvrait pas. Elle fit quelques pas en arrière, revint: le passage d’une dame avec un gros chariot encore vide lui permit de se faufiler, avant même qu’elle pût la voir. Le chariot la surprit en la dépassant: elle fit un petit bond, se ressaisit, et rejoignit lestement les allées.

En s’avançant, elle pestait doucement sur ces machines qui, un coup ne s’ouvraient pas, un autre s’abattaient sur vous sans prévenir, et se permettaient de la molester comme elle ne l’aurait laissé faire à personne. Elle revenait maintenant sur ses pas, en espérant que la démonstratrice de fromages lui tendrait une des tartines de démonstration qu’elle offrait à des mains avides sorties de la foule compacte, finit par s’approcher pour subtiliser d’elle-même une de ces offrandes, comme un chat gourmand – et bien puni par la fadeur du larcin. Elle poursuivit ses courses, ne retrouvant rien dans les rayons tout chamboulés, glissant quelques objets dans son filet hors d’âge, avant de rejoindre une des caisses automatiques, sans personne pour vous juger ni pour vous aider. Sa boîte de thon et celle de maïs ne furent jamais détectés par le scanner, qu’elle maniait maladroitement ; les numéros tapés à la hâte ne furent jamais les bons, ou n’étaient pas reconnus; tout s’agitait autour d’elle comme si elle n’était pas là. Découragée, elle finit par glisser une boîte dans chacune de ses poches, traverser la clientèle avec son filet vite, et quitter le supermarché, protégée par son étrange invisibilité.

Une fois dehors, le soleil la surprit, et elle s’avança dans la ville, sans voir son ombre sous le soleil éclatant.

Koko.

Elle se souvenait de la mort de Koko, des caméras devant le lit derrière les barreaux, la transfusion sur un bras noir devenu tout maigre, et tout faible, qui s’agitait encore de temps à autre, et qui finit par rester pendant. Elle avait, comme tout le monde autour d’elle et ailleurs, regardé avec émotion la mort de la dernière gorille – et Koko, maintenant immensément vieille, était aussi la dernière primate portée sur la terre. Les voix des reportages, malgré leur émotion, consolaient les spectateurs, en rappelant que le programme génétique de Koko avait été entièrement dupliqué, comme celui de tous les animaux gardés encore dans les zoos ces cinquante dernières années – mais L. savait, comme tout le monde, qu’il n’y aurait pas d’autre femelle, ni gorille, ni d’une autre espèce, pour porter une gestation si fragile et si précieuse. La mort de Koko, sa lente agonie, était diffusée comme une nouvelle de la plus grande urgence, comme en d’autres temps on racontait la mort des rois, et entrecoupée d’annonces et de spots de films de Koko, de peluches, et d’hologrammes à télécharger de la dernière gorille. Un deuil transnational avait été déclaré, et L., avec beaucoup d’autres, avait au besoin de suivre les hommages à Koko, et, quelques mois après, la présentation de sa dépouille naturalisée.

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Comme un i.

« Droit comme un i, qu’il m’arrivait, toujours, et je me demandais s’il penchait dans les virages, si jamais il devait accélérer. Et toujours droit comme un i sur mon canapé, les pieds bien droits et alignés, les mains sur les genoux, et debout d’un coup si jamais je me levais – une fois, il a oublié, alors je l’ai charrié, et une autre fois, je n’ai pas arrêté de me lever et de me rasseoir, pour voir s’il suivait le mouvement – eh oui, exactement comme les petites taupes des foires, qui pointent leur nez pour que tu leur mettes des coups de maillet. »

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