Realia, effet de réel et trivialia

Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

“Arrête de balancer des histoires sordides”, me dit-on souvent – et ce rappel (à l’ordre et à la bonne mesure) entre pour moi en écho avec cet ancien ami qui me confiait son “inconfort” face aux témoignages de violences sexuelles, et son refus d’en entendre davantage, allant même jusqu’à demander le silence des féministes, et surtout des victimes. Lire la suite

Ce lundi.

Seize ans ce lundi – ce sera la moitié de ma vie, et il ne me restera plus qu’à voir s’éloigner, peut-être dans le flou de la perspective et du souvenir, ce qui n’a jamais été pour moi un point d’origine, mais toujours un point de rupture – de moi-même.

J’ai cru, en attendant cette date, que je verrais quelque chose comme le dépôt sépia d’une poussière de souvenir – et c’est plutôt la vive cartographie des douleurs qui revient. On espère, en habituée des récits, de beaux dénouements, d’estomacs comme d’intrigues – et c’est la vie, qui ne s’arrête plus que dans le figement de la remémoration.

C’est le début de l’été et, comme chaque année, alors que la chaleur monte et souffle son haleine, je ne sens que l’odeur du pourrissement des souvenirs – il y a des cadavres à la surface de la pensée quand, parfois, on croit s’y reconnaître.

Il y a un milieu de ma vie ce lundi qui, peut-être enfin, commencera à s’éloigner. Je rêve du flou des contours, des souvenirs crus qui se murmurent, que cesse l’impression de chute permanente qui me colle le cœur au bord des lèvres et le corps dans des abîmes.

Je ne pleure plus beaucoup, et souvent en dedans – et peut-être pour quelque chose comme la gamine de seize ans dépecée à coups de trique, qui a essayé de recoller les bris de ces rêves en s’inventant un de ces romans vendus dans les gares.

C’était un mardi, et qu’est-ce que je déteste l’égrenage des temps qui te gueule que c’est passé du passé, la fille de seize ans qui cherche encore à gerber à travers ma bouche, qui mettra deux ans à se souvenir quatre ans à avoir les mots huit ans à être entendue – la moitié de la moitié de sa vie, toute en temporalité imposée, comme le rythme des manèges qu’on n’a pas voulu prendre.

Et je ne peux que me prendre aux rêves de Dworkin – 24 heures sans viol, plutôt qu’un toutes les huit secondes, et jamais qu’on les recompte ceux qui se revivent, même pas pour souffler mais pour se dire que c’est possible, un monde où on ne fait pas les gamines de la misère du monde des déversoirs de la merde patriarcale des profs et des patrons.

Y a pas de justice, mademoiselle, seulement celle des hommes, la consolation qui ne viendra pas, qu’il ne faut pas attendre, et la vengeance trop mesquine. Reste le silence des blessures, le corps qui veut pas et titube, la peur du bide qui se retourne, l’impression de voler avant de chuter, parfois des silences comme des chants, des cris qui montent – et se taisent.