Dick à la maison.

Et la grand-mère, bouche bée devant l’écran – on arrive à peine, juste assis dans le canapé, elle vient de me sortir des photos, des retirages des anciennes, derrière lesquelles elle a griffonné quelques mots derrière pour qu’on sache un jour qui c’est – si on arrive à la relire. Sur l’écran, c’est son père, mort quand elle avait six ans, avec l’étrangeté d’un roman de Philip K. Dick, et cette impression, grâce à ce logiciel mis en ligne pour la promotion généalogique, pratique dont je me méfie toujours un peu, d’un mort revenu à la demande, pour dix-sept secondes qu’on peut faire jouer à volonté.

Je n’ai pas fait – pas encore – moi-même cette expérience singulière de voir s’animer la photographie d’une personne disparue, et que j’avais connue. Je vois cependant en regardant ma grand-mère quelle étrangeté se trouve là, dans la larme au coin de son œil, et qu’elle me dit: il ressemble à ton père.

La douceur.

Et au fond d’L., elle sentait parfois mourir la douceur, comme elle pouvait encore la faire palpiter, les jours où l’air était tiède, et où L. avait pu croiser un toutou dans le couloir de son immeuble, ou qu’L. apercevait un chat se glisser le long d’une gouttière. L. regardait par la fenêtre, sans voir ni chat ni même le bitume de la rue. Il ne restait plus grand-chose en elle de cette douceur qui lui permettait d’habiter le monde, même en toute discrétion, depuis leur petit appartement, et de ce qui lui rendait possible l’attention à ses élèves, qui lui semblaient maintenant toujours plus lointains. L. revenait au dessin laissé par les traces de la pollution urbaine sur le mur d’en face, des coulures comme des larmes, larges à leur sommet, étroites à leur base. L. les voyaient comme l’ombre de flèches pendantes, lui indiquant une chute qu’elle ne voulait pas, et qui résonnait pourtant avec la lourdeur qu’elle sentait s’installer en elle.

L. ne sentait pas vraiment la froidure de la nuit s’installer; elle n’eut qu’un frisson à réprimer, ne sachant plus s’il lui venait de la tristesse qu’elle réprimait ou de la colère qui montait. L. se dit, assez naïvement, que la colère n’est jamais que le vêtement de sortie de la tristesse, et qu’il était inutile de regarder plus profond en elle-même si la tristesse avait d’autres noms – ce qu’L. savait, c’est que la douceur rendait ses derniers soupirs.

Comme une roue.

Y a bien eu un moment où je n’avais plus rien à dire, mais je voulais encore te parler, alors j’ai répété et insisté, comme une roue qu’on dit libre et qui roule, pas sûr que ce soit si libre que ça, une roue, quand ça roule, la liberté c’est plutôt un truc de chute.

Et moi, je continuais ça, à t’expliquer ce que je te disais et que je te voyais ne pas entendre, et que ça ne passait plus, mais je savais que c’était important peut-être pas de dire mais de parler, et de continuer encore et à encore, c’est ma roue à moi qui palpitait fort, je la sentais de bas en haut le cœur et encore un peu à gauche, même si je ne voyais plus très bien.

Toi je te voyais, quelque part dans le flou de mes cils, une impression de ne plus te voir comme il faut, alors me voilà encore à répéter ce que je veux que tu entendes – parce que c’est important, que tu m’entendes.

Hausser le murmure.

– Parle pas si fort ! qu’on m’a répété, souvent en ajoutant que je ressemblais à une sorcière, et de m’en vouloir encore quand je je monte dans les tours. Et de tenir, tenir les injustices jusqu’à les crier – Une sorcière, on t’a dit.

Mais y a pas de magie dans la sorcellerie imposée, juste qu’après pas mal de silence et de larmes, tu apprends à dire doucement, toute en circonvolutions – et tu vexes quand même, d’avoir osé hausser le murmure.

Pas grand-chose à en dire quand on n’a pas droit à la parole: et les silences ne font pas tellement de bruit quand ils sont provoqués. Et je continuais à me demander pourquoi on m’a tant crié dessus pour que je me taise – il avait fallu du temps pour me poser la question, et plus encore pour ne pas avoir de réponse.

Maintenant que je ne me taisais plus, on ne m’écoutait pas davantage: pourquoi m’interrompre ?

D’avoir marché.

Parfois remontait la sensation de la marche, quand L. sentait ses genoux devenus plus raides – le plus souvent dans ses rêves. Encore une chose qu’elle avait perdue, et elle ne pensait même plus au lointain souvenirs d’avoir gambadé dans des prés, quelques coquelicots, l’herbe drue qui piquait ses jambes. L. ne levait plus la tête pour regarder l’horizon, ses yeux lui semblaient myopes du flou qu’ils gardaient, même après avoir quitté l’écran, même quand la vaisselle était finie et qu’un refrain se perdait sur ses lèvres.

L. voyait plus loin, parfois, quand elle entendait roucouler sur le toit, juste au-dessus de la cuisine – plus d’animaux, mais parfois, le soir, le métro aérien faisait vibrer le zinc pour lui rappeler les pigeons qu’elle ne voyait plus dans les rues – elle empruntait d’ailleurs rarement les rues.

Un souffle revenait chatouiller ses mollets, découpant la chaleur épaisse de la nuit, la lourdeur de ses jambes qui restaient debout devant l’évier pliées à son bureau – deux heures de gym en ligne pour ne pas se laisser aller, pendant les vacances. La lourdeur de la soirée lui étreignait le crâne, malgré la fenêtre ouverte, et L. sentait que son souffle viendrait heurter quelque chose, si elle osait soupirer.