Encore Toussaint.

Jamais on n’aurait commémoré Toussaint – c’est la grand-mère qui me traînait à la messe, avec toi c’est l’incroyance, un peu l’insolence surtout l’incrédulité qui est passée dans les veines – c’est toi qui m’as dit, en enterrant ton père: les obsèques, c’est pour les vivants.

N’empêche que les tombes aussi vivent et s’entretiennent, comme s’il fallait croire que ce sont de petites maisons, pour de très funéraires dînettes, et des conciliabules qu’on imagine, de loin ou devant, dans l’inquiétant soleil de novembre, alors que je n’attends pas, au garde-à-vous sacré, de voir le passage d’un curé.

C’est peut-être toujours venu de toi, de ne pas être là, à côté, pour Toussaint.

Un mercredi midi, par mois.

C’est arrivé sans m’y attendre, comme il y aura bientôt deux ans, sur un temps aussi beau et qui ne devait pas tourner, comme a tourné l’horloge, et comme le calendrier s’épluche. On mange des légumes, un de ces mercredis où on ne reçoit plus Le Canard, celui glissé sous son bras froid, la dernière fois que je l’ai vu, de face, si fixement qu’on ne voit ni ne sent le souvenir qui se fragmente et diffracte – Le Canard de la semaine de sa mort, en faisant marrer le croque-mort tout attentionné, d’une blague quelconque juste pour m’excuser d’être là, et d’encore gêner.

On les a toujours craintes, les alarmes – triste privilège des familles EDF, qui savent que les alertes peuvent signifier la catastrophe, et qu’on s’y prépare en la répétant pour l’atténuer – et, cette fois, l’alarme est arrivée trop tard, ensevelir de la catastrophe simulée celle qu’on n’a pas fini de mesurer – la mort de Papa, un mercredi 7, de presque début d’été, deux ans dans un mois.

Y a un bras que je me laisserais couper pour juste le revoir, mais avec mon air con et ma vue basse, ma tête baissée comme le coureur, pas sûre que ce soit une affaire rentable, comme les tables qui, en tournant, rembobinent les fils du deuil.

Ce n’est pas le chagrin qui s’atténue – c’est qu’il se révèle moins souvent. Il se planque, de mieux en mieux, dans les chausse-trappes de la mémoire, loutre oublieuse et toujours là, du genre à, d’un main sur mon mollet, voir ce que fait l’eau dans mes poumons entre deux hoquets – des larmes sur des simulacres, quand on égrène l’impensable.

L’ascenseur et le petit rosier.

Tristesse lourde du matin, et les photos, embuées. La vapeur aussi qui m’attend en bas, dans la buanderie, les grandes machines qui tournent, lavage, séchage, le chrono pour tout, le linge s’évacue vite dans des bacs en vrac, en collectif. Ça sonne, l’ascenseur, il s’interrompt, s’ouvre, et moi, je souris, devant le garçon mal à l’aise, dans son immense peignoir marron, les pieds nus dans des baskets pas lacées, le cheveu encore plié par le soutien de l’oreiller.

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Toussaint.

Le tombeau pourrait être vide, le reste est plein – on l’aurait voulu plus tôt, le miracle, et le bon côté de la statistique nous suffisait, entre pile tu meurs et dans ta face. Il pourrait être vide, on n’ira pas vérifier, ni même l’arrosage d’aujourd’hui – Mamie s’en occupe.

Le tombeau peut bien être vide, le cœur reste lourd, à chagrin ponctionnant un peu moins du jour, et l’étrangeté de croire te retrouver dans des villes que tu n’as pas vues depuis quarante ans, et moi ta tombe en photo, demandée à la famille quand elle vient – pour voir les fleurs, presque un peu de toi.

Les fleurs sont belles, en vrai, en plastique et en photo – t’aimais pas les fleurs, mais on n’arrose pas les gâteaux. T’as jamais participé à la grande revue des tombes, au garde-à-vous en attendant le passage du curé – on garde nos distances. Je ne te parle presque plus, je te pleure toujours un peu, mais moins, moins longtemps, moins fort, moins tous les jours – t’aurais détesté me faire encore pleurer, t’étais déjà si triste de savoir qu’on allait l’être, et je t’ai dit que ça irait.

Ça va, Papa.

C’est juste que ta mort, elle n’est toujours pas réelle, même si toi, tu ne l’es plus non plus.

Les volatiles.

L. se rappelait de l’époque d’avant M., quand elle avait cherché un partenaire. Il y avait longtemps que les terrasses étaient devenues un sport extrême ou réservées à la grande richesse, mais il lui était arrivé de rester, à l’instar d’amies qui l’avaient conseillé, au comptoir du rade de son quartier, sans jamais voir une conversation décoller. Elle revenait chez elle, un peu ivre, plus mélancolique que jamais.

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