Sa douleur.

L. se demandait si, dans le fond, plutôt que l’amour, ce n’était pas la douleur la véritable question à laquelle on essayait toujours de répondre – l’amour, finalement, n’était jamais qu’une façon d’oublier la douleur tapie dans l’ombre, rongeant les mouvements, et anticipant les coups à venir. De la crise aigüe qui la pliait, comme le chagrin peut submerger, jusqu’à la souffrance continue, qui gratte les nerfs à chaque minute, elle en vint à se demander d’où elle venait, sa douleur.

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Amour, privilège et beauté

Il est assez habituel de parler de beauty privilege, ou de privilège de la beauté: les gens considérés comme beaux (c’est-à-dire: correspondant aux standards de beauté du moment, et même du groupe), ont globalement de meilleurs boulots (peut-être aussi pour cela qu’ils sont beaux, vu le prix des soins, par exemple, dentaires), plus de relations sociales et correspondent ainsi aux standards de la réussite actuelle. C’est donc tout à fait logiquement que l’on peut considérer que la beauté, toute relative et aléatoire qu’elle soit, occasionne une forme de privilège, notion d’ailleurs elle-même largement discutée pour son petit travers à individualiser les oppressions.

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Libérées ?

On nous a parlé de libération sexuelle; Dworkin a montré ce que disaient déjà les féministes de la seconde vague: qui libère-t-on de quoi ? La dite libération sexuelle semble plus être une libéralisation des rapports, rendue possible par une transformation de la propriété des corps (féminins). Si si: « mon corps m’appartient », traduction parfois critiquée de « Our bodies, ourselves » acte bien cette appropriation (je ne dirais pas réappropriation, qui signifierait une possession initiale). Qu’est-ce dire ? Si les critiques du corps comme appropriable, et donc entrant dans un processus marchand (monétaire ou non) me semblent importantes, il ne s’agirait pas d’effacer cela: des corps (et leur force) sont, littéralement, appropriés.

Il ne s’agit pas là d’une simple image, mais d’une appropriation complète et totale, autrement plus complète que celle de l’aliénation du travail, puisque sans trêve, et touchant l’ensemble du corps. Napoléon aurait lui-même affirmé (quoique personne n’en cite la source) que l’enfant appartient au mari de la femme comme la pomme au propriétaire du pommier. Autre citation, dont le succès ne trouve aucune source fiable: La femme et ses entrailles sont la propriété de l’homme, il en fait donc ce que bon lui semble – citation elle aussi attribuée soit à Napoléon, soit à son Code (en fait majoritairement élaboré pendant la Révolution), sans autre précision. Autrement dit, le contrôle de la sexualité des femmes est avant tout un contrôle de la filiation – toute masculine, comme le montre l’interdiction, contestée tout au long du XIXe siècle, de la recherche de paternité (et donc de pensions, héritages et autres obligations). C’est donc en tant que non procréative que la sexualité peut être libérée – ou, peut-on dire, en distinguant propriété (mariage) usufruit (procréation) et usage (sexualité). L’objectification reste; c’est la propriété qui se complexifie – et se manifeste toujours: ce sont toujours les enfants et leurs mères qui en paient le prix le plus lourd.

Surtout, si la propriété reste, ses usages ouvrent de nouvelles contraintes – l’hétéronormativité est retorse. Ce qu’ont fait la libération sexuelle, par la pilule et l’avortement, c’est une avancée essentielle, mais qui touche les fruits du corps (le travail reproductif), et non la propriété du corps, toujours approprié – la laisse est juste un peu plus lâche autour de nos cous; on ne sent nos chaînes que quand on les agite.

Dick à la maison.

Et la grand-mère, bouche bée devant l’écran – on arrive à peine, juste assis dans le canapé, elle vient de me sortir des photos, des retirages des anciennes, derrière lesquelles elle a griffonné quelques mots derrière pour qu’on sache un jour qui c’est – si on arrive à la relire. Sur l’écran, c’est son père, mort quand elle avait six ans, avec l’étrangeté d’un roman de Philip K. Dick, et cette impression, grâce à ce logiciel mis en ligne pour la promotion généalogique, pratique dont je me méfie toujours un peu, d’un mort revenu à la demande, pour dix-sept secondes qu’on peut faire jouer à volonté.

Je n’ai pas fait – pas encore – moi-même cette expérience singulière de voir s’animer la photographie d’une personne disparue, et que j’avais connue. Je vois cependant en regardant ma grand-mère quelle étrangeté se trouve là, dans la larme au coin de son œil, et qu’elle me dit: il ressemble à ton père.

Et quand il ne se passe rien.

Et il ne se passe quoi, quand il ne se passe rien ? que je me demandais en tournant la voiture sur le parking. Ils sont difficiles à attraper, ces moments de rien, de vide absolu, parfois de bonheur, ou seulement ces moments où l’on voit la poussière tomber dans la lumière. Quelque chose passait encore: les grains, presque invisibles et pourtant, ils étaient vus, et ils tombaient, ou ils tournoyaient.

Bref, quelque chose se passait, et quelque chose passait. Je restais peut-être bêtement à regarder la poussière se déposer, y aurait pas moyen de voir ce qui se passerait quand je n’y passerais plus – pas plus que je n’avais réussi à voir ce que cela faisait de m’endormir sans me réveiller. Je pouvais me dire « Je m’endors »; mais m’endormir, je ne le pouvais plus.

Pas plus que je ne savais le bruit que fait le bois en tombant en lui-même, je n’arrivais à retrouver le son du silence, ou la plénitude du vide. La maladresse de mon créneau me rappela que, oui, ça passait.