Si léger.

Comme à chaque fois, elle eut un genre de surprise, en soulevant son sac – si léger. Elle n’avait bien sûr pas les moyens d’acheter grand-chose, et elle chargeait ses poches tant que la discrétion le lui permettait, mais elle ne s’y faisait pas. C’était en fait tout l’inverse d’avant : on passait d’une époque de grande dilution à une sécheresse dans les moindres éléments. Il était rarissime qu’elle puisse offrir aux garçons des fruits ou des légumes ; parfois, elle leur ramenait des tomates cerises pour Noël ou un anniversaire, et elle les regardait manger, curieux et gourmands. Pour elle-même, elle avait renoncé.

C’étaient des sachets, des cartons, des boîtes de poudre qu’elle ramenait. L’eau était trop chère pour la laisser, telle quelle, dans des produits courants ;  c’était à elle de la fournir, même quand elle pouvait passer à l’épicerie collective, et elle n’avait que des ersatz à reconstituer à ramener de ses courses. Ils parvenaient, à force de soins, à faire pousser quelques baies rares, et S. soupirait en songeant à l’humidité passée des caves, qui auraient permis, en d’autres temps, d’incroyables champignonnières. Dans les grands immeubles gérés en communauté, on trouvait souvent des extracteurs, dans les sous-sols, et des purificateurs, souvent installés dans les anciens vide-ordures – personne n’était assez riche pour jeter encore des ordures, que de toute façon personne n’aurait ramassées.

Elle ramenait toutes ses poudres, achetées en vrac et ramenées dans des sachets réutilisables. Elle devait faire attention : ça lui était déjà arrivé de tout mélanger, et c’était pas si ragoûtant, des pâtes bolognaise mélangées à de la crème anglaise.

Gaël.

On ne savait pas trop ce qu’il était devenu, Gaël. Axel pensait parfois à lui, son petit frère, ses grands yeux bleus qui avaient toujours l’air d’attendre quelque chose, ou de craindre un coup. Ça lui faisait de la peine, d’y penser trop longtemps : alors il repoussait l’idée.

Ça revenait quand même – ils étaient restés si longtemps enfermés dans les apparts. La fuite, lui s’en souvenait un peu, de comment il avait rassuré le petit, en faisant semblant de ne pas avoir peur, pour ne pas l’inquiéter, et en lui tenant la main très serrée. Dehors, tout le monde les regardait, ils avaient l’impression que n’importe qui pouvait surgir et les arrêter, pour les ramener là-bas. Ils avaient compris, longtemps après, que c’était la surprise de voir des mômes, et que déjà les femmes, c’était de moins en moins courant d’en voir dans les rues qui soient pas dans des bandes. Il avait du mal à marcher, Gaël, et Axel s’en voulait d’avoir, à un moment, de lui en avoir aligné une parce qu’il ne marchait pas assez vite, et qu’est-ce qu’il chouinait. Le petit n’avait plus rien dit, et reniflait juste fort, tous les deux-trois pas.

Les cahiers de S.

Ça lui faisait quelque chose, à Axel, de reprendre les vieux cahiers de sa mère. Il les avait presque tous perdus, et ne savait pas plus où était son frangin : fallait faire avec les bribes et ce qui restait.

Ça faisait des années qu’il trimballait deux trois de ce qui restait, en les gardant au fond de son sac. Celui du bas avait pris une boue ou un liquide quelconques, et des bouts d’encre s’étaient écarquillés comme on s’étonne – il n’avait d’ailleurs plus tellement de copains encore capables de lire des trucs écrits à la main, et il n’aurait pas pu mettre la main sur un stylo, ni le tenir. Il les avait gardés comme ça, sans pouvoir s’en séparer, même si un ou deux avaient été suffisamment détruits pour qu’il s’en sépare sans trop rechigner. Il n’attendait rien de défini, peut-être des nouvelles, un jour, de Gaël, peut-être même de regarder ça ensemble, tous les deux, mais il ne se le disait pas.

Ils n’étaient pas nombreux, à être jeunes dehors, alors il se faisait discret, le visage un peu noirci avec la poussière qui traînait, et il mangeait si mal et si peu qu’il avait de toute façon une sale gueule. Ça le rendait encore plus bizarre, d’avoir avec lui les cahiers de sa mère, sa tête de jeune et le regard de vieux.

Un soir, ça le prit. Il compris après que c’était aussi la fin d’un espoir : il ne reverrait plus Gaël, et il avait vu leur mère mourir, elle ne risquait pas de revenir. Il ouvrit, tourna les pages, les yeux tout brouillés, à se concentrer sans y arriver, puis il s’habitua, dissipa des mystères, en traversait d’autres.

Elle les avait aimés. Les pages étaient pleines d’eux, de son amour pour les deux petits gars, les craintes et la trouille qu’il leur arrive des noises et, il le pigeait pas bien, la peur qu’ils ressemblent pas à leur père. Pas de souvenir précis, il avait encore en lui des images de leur fuite, ça lui revenait, la nuit, avant qu’il se réveille et dissipe les vieux fantômes.

Il avait pas fini ; il commençait à s’ennuyer. Il referma le premier cahier – il en avait lu dix pages, et il l’oubliait déjà, le vieux papier plein de l’amour de sa mère.

Pas tout à fait une emmerdeuse.

C’était pas tout à fait une emmerdeuse. Elle était bien plus subtile, rigoureuse dans l’application attentionnée du juste et du beau, allant les dénicher dans les plus petits détails. Ce n’était pas toujours pour elle, ni même une question d’intérêt : elle alliait le plaisir d’un déroulement impeccable à l’astuce de la manœuvre légale, imprévue et retorse. C’est parce qu’elle était républicaine qu’elle agissait partout comme une reine : parce qu’elle posait, en solidarité permanente, de ces petits marchepieds qui ne sont pas des charités, mais de quoi bâtir des royaumes pour tout un chacun.

C’était dans le glissement d’une chose à une autre qu’elle brillait, parce que tout est transition, et que tout change un peu, quand il y a de la vie, et encore juste après. Il y avait dans l’à peu près autour des limites des catégories des libertés insoupçonnées, qu’elle savait débusquer par des confrontations étranges, en laissant derrière elle le grand écho de son éclat de rire.

Des chouettes.

C’étaient peut-être des chouettes, et elles n’étaient plus toutes jeunes, mais elles étaient vaillantes. Ça leur allait, de porter la colère des jeunes : la leur les allégeait. Ça s’était fait naturellement, cette affaire, comme on reprend son souffle pour la première fois : avec un cri de rage et de révolte, et l’envie de vivre qui vous déchire les poumons.

Elles étaient quelques-unes à le savoir, et pas beaucoup à le dire. C’était pas juste la colère qui les tenait, c’était aussi la culpabilité. Elles ne supportaient pas de ne pas avoir vu ou, pour les plus tragiques de ces Cassandre du quotidien, su ou pu, et c’était de ne pas pouvoir qui les rendait si fortes et si volontaires, à brûler leurs têtes et à voir pâlir l’horizon. C’était leur ignorance coupable, leur impuissance impardonnable, qui les mettaient en route.