Jetée laissée

Et toi, la pauvre fille la pauvre folle qui ramène ses histoires comme si on pouvait te croire toi et ta laideur Qui voudrait de toi la pauvre folle, toi c’est l’opportunité l’occasion qu’il faut saisir en te prenant toi, symbole d’abord l’occasion du larron pour une fille usée une pauvre folle qu’on lui rend service par le service Pauvre folle toi qu’on prend reprend et qu’on jette, pauvre folle, rien de plus que toi laissée comme ça à l’eau propre du ruisseau

Des bises énormes.

Elle se demandait désormais comment elle avait pu ne pas voir ce qui était aussi évident, et central, que toute sa vie déroulée en un film prototypique – elle avait un peu honte de son ridicule. Elle se souvenait d’avoir préféré toujours la compagnie de ses amies, et les bises énormes qu’elle aimait leur coller sur les joues, en les prenant dans ses bras – et n’avait pas vu autre chose qu’un passe-temps dans les pelles qu’elle roulait à ses amies au lycée. Autre chose jamais ne s’était articulé, trop empressée d’entamer une vie normale et attendue, ronronnante comme un gros chat, et tout aussi méfiante face aux nouveautés.

C’était une vie qu’elle n’avait pas vécue, et qu’elle regrettait. Elle souriait un peu amèrement quand elle songeait au temps perdu, et à ce que lui avait coûté une ignorance aussi imbécile – de vie qu’elle aurait pu vivre, et de souffrances qu’elle aurait, peut-être, pu s’épargner. Elle avait voulu si fortement être normale qu’elle en avait inventé ce qui se vivait de stéréotypes, claudiquant comme un fantasme mal ajusté, et vivant l’ombre d’une vie projetée, plus qu’elle n’était parvenu à imaginer faire sienne. De relire ce qu’elle avait été sans le savoir lui laissait le goût d’une amertume, comme un café qui aurait refroidi.

La vieille dame.

La rue était ensoleillée, trop pour la saison, mais elle restait agréable – un automne qui semblait un printemps. S. avançait un peu vite, elle craignait de dépasser l’horaire qu’elle avait indiqué sur son appli, mais elle prit le temps de lui demander si tout allait bien. La vieille dame avait l’air perdue: elle regardait les passants, qui passaient. Le visage de S., un rare visage féminin, unique visage à la voir, elle, qui regardait ceux qui marchaient. Elle était à contre-courant, petit obstacle du trottoir, contourné en vitesse –et elle posa ses mains sur son bras dès que S. s’arrêta.

Tout allait bien, lui dit-elle en ne lâchant pas son bras, et S. décida de prendre le temps de vérifier si c’était vrai. Elle lui sourit en grand, timide par moments, ravie de cette nouvelle compagnie, et elles commencèrent à parler de la pluie (rare), du beau temps (inquiétant) et des rues dans lesquelles on ne marchait plus. S. savait que par « on », c’était à elle en tant que femme que la vieille dame s’adressait: elle en était moins inquiète. Son babil commençait à se déployer, et elle voulut marcher un peu, tint le bras de S., pour esquisser quelques pas. S. se laissa guider un peu. Elles entamèrent une promenade, comme si elles débarquaient d’un autre siècle; S. ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’elle voulait, en craignant qu’elle ne le sache pas, et qu’elle ne puisse le savoir. Qu’allait-elle pouvoir faire d’une vieille folle errant dans les rues ? La vieille dame lui serrait le bras; elle s’arrêta et lui fit face, caressant son bras de sa main restée libre, pour un grand sourire – et lui proposa de faire demi-tour: elle voulait rentrer chez elle, maintenant.

S. acquiesça, un peu coupable d’avoir craint des embarras, et elles continuèrent à arpenter le trottoir sur quelques dizaines de mètres. Elle la laissa devant sa porte, après avoir échangé leurs prénoms, et Odette plaça ses mains, ses mains à la peau fine et très blanche, autour des deux joues de S., avant de lui embrasser le front, et de disparaître dans l’immeuble.

Beau savoir.

Elle avait beau savoir ce qu’avait de relatif et d’anecdotique une prise de poids, elle ne parvenait ni à l’accepter ni à se reconnaître. Elle aurait été dépitée de se trouver si frivole, quand elle aurait voulu se définir par sa profondeur, sa spiritualité – certainement pas par le corps, jamais par un corps pesant, qui lui semblait l’antonyme de tout ce qu’elle voulait être – plutôt sans corps, en tout cas le moins possible.

Elle savait que c’était une haine plus générale qu’elle retournait contre elle – la haine du gros – et que cette haine rejoignait celles des femmes, de la place qu’elles prenaient (ne devaient pas prendre), de la fragilité et de la productivité qu’elles devaient afficher en toutes circonstances. Elle revenait toujours à cela: elle le savait, et ne parvenait pas à accepter qu’elle ne réussissait pas à s’en détacher.

Elle revenait toujours à cela: elle n’était pas ce qu’elle voulait, ni en chair ni en esprit, n’accordant rien à rien. Et de n’être personne, elle ne pouvait que constater le règne impossible et fat de la volonté, qui trop souvent lui avait été imposée.

L’acier de sa résolution.

Sa colère grandit. Elle se sentait atteinte par chaque agression, chaque viol dont elle lisait la mention, comme une atteinte à la dignité de chaque femme. Elle se reconnaissait en chaque femme humiliée, et les infortunés de chacune pouvaient l’amener aux larmes. Elle avait des rages qu’elle n’expliquait pas, le plus souvent seule, en reprenant avec quelques éclats de voix le cours de conversations anodines ratées, décevantes. Elle percevait avec retard ce qu’avait de choquant les piques d’un gars croisé dans le bus ou dans une soirée quelconque; d’autres fois, c’étaient des phrases venues de l’enfance qui lui remontaient aux lèvres.

Elle s’agaçait, finissait par fulminer, dans sa cuisine, aux toilettes, en marchant. Ses colères avaient quelque chose de ridicule, outrées jusqu’au clownesque, en les surjouant. Elle rugissait aussi, rappelant à ses parents les photographies des grandes hystériques – personne ne comprenait, et elle ne pouvait elle-même rassembler les bribes de ses éclats. Elle explosait, comme un champ de mines, sans jamais prévenir: elle en était la première surprise, dépassée par les chausse-trappes dans lesquelles elle s’engouffrait avec une célérité déconcertante. Elle comprenait mieux, supportait moins, explosait autant. Ses colères ne s’estompaient pas: elles s’espacèrent. Plus exactement, elle les convertissait, et les fusionnait: elle forgeait dans l’ébullition de ses colères l’acier de sa résolution. Vint le moment où le monde trouva un nouvel ordre, et son explication: il ne lui restait plus qu’à en tirer les conséquences.