Au loin.

Au loin, c’était une autre vie dont elles n’avaient que des échos lointains, comme un ressac qui les dirigeait sans qu’elles puissent l’atteindre. Le gouvernement n’avait pas osé quitter complètement le rivage, par crainte sans doute de paraître hors-sol, et ses membres se voyaient imposer de fréquents séjours sur place. C’était de toute façon réservé à de très riches, souvent très vieux, qui ne faisaient pratiquement plus escale dans les ports, et qui étaient abrités, quand ils étaient poussés par le manque, par la militarisation des quais et des quartiers alentours, parfois de la ville dans son ensemble. De toute façon, la plupart étaient maintenant équipés directement en mer, et c’était ces bateaux qu’il s’agissait d’atteindre, plutôt que les rivages d’autres pays.

Les décisions les plus importantes semblaient s’y dérouler, mais pour le reste, c’était un genre d’intérim, et un grand démerde-toi, assaisonné à la sauce grand capitalisme, qui les régentait autant que le réseau et le développement des applis le permettait. Qu’importe, elles filoutaient, en songeant à la mer lointaine et maintenant absolument inaccessible, tant ses bords même étaient maintenant propriété des quelques compagnies qui se partageaient les océans.

C’était là qu’étaient partis les riches, en attendant la suite, que d’autres préparaient pour eux[1]. Ils décidaient de ce qui les arrangeait, et de ce qu’il leur fallait pour leur grande croisière ininterrompue. Pour le reste, c’était la galère.


[1] La suite s’annonçait plus éloignée, et rappelle que nous sommes les lointains descendants de ces courageux navigateurs, qui ont su affronter l’exil au sein même de leur propre planète en déroute.

Sa révérence.

Elle avait commencé comme ça, à pas répondre, et à se dissiper dans le flou de l’horizon, pour maugréer des « chais pas » et « ça va ». Tout l’agaçait, et les sollicitudes inquiètes plus que le reste, non pas pour ce qu’elle aurait pu y sentir de souci pour elle ou d’autres, et de n’aimer plus personne, elle en vint à être seule.

Elle avait commencé comme ça, à pas répondre, et à se dissiper dans le flou de l’horizon, pour maugréer des « chais pas » et « ça va ». Tout l’agaçait, et les sollicitudes inquiètes plus que le reste, non pas pour ce qu’elle aurait pu y sentir de souci pour elle ou d’autres, et de n’aimer plus personne, elle en vint à être seule. Elle trouvait dans cette solitude, non pas une consolation, mais la certitude d’une certaine tranquillité, comme une mise à l’abri dont la dimension illusoire lui servait au moins de réconfort. Elle ne voulait même pas tirer la gueule – juste sa révérence.

Repli.

Elle s’était repliée. Elle ne l’avait d’abord pas compris, prise comme elle l’avait été dans le décompte des tâches, qui effaçait le passage des heures et des jours. Elle s’était réveillée de cette torpeur, sans trop savoir ce qui avait pu se produire, pour que tout soit si loin déjà. Elle le savait, pourtant : le confinement, dont elle n’aurait jamais imaginé qu’il n’aurait pas de réelle fin, en tout cas pour les femmes, les garçons qui arrivaient et leur quotidien qu’il fallait dresser, comme autrefois la table ; les coups ensuite, avant de partir vers un autre enfermement, dont elle sortait peu, comme si chaque pas dehors tenait plus de l’expédition que de l’escapade, la tristesse ensuite d’avoir vu son père mourir.

Elle n’avait pas compris non plus ce qui s’était passé avec ses copines. Elles avaient été là, soutenantes et à rigoler, et moins, ou c’était elle qui s’était éloignée, dans les creux de son repli. Elle avait des souvenirs comme au travers d’une ouate épaisse, qui estompait les couleurs comme les sons, et dont elle comprenait peu à peu qu’il s’agissait du propre flou dans lequel elle avait navigué, plus que de la distance des souvenirs. Elle sentait qu’elle était partie ; aussi que ses amies n’avaient pas su, ou peut-être pas voulu la retenir.

Elle retrouvait dans ses souvenirs les étapes d’une distance, de lointains agacements, des conseils qui l’enfermaient dans la fiction des résolutions faciles, et parfois, plus qu’elle n’aurait aimé s’en souvenir, des piques et des attaques, qu’elle ne comprenait souvent qu’en y repensant – elle se souvenait juste d’avoir été ahurie, faute de comprendre ce qui se passait. Elle sentait qu’en partant, ses gosses et deux valises sous le bras, elle avait gagné une hâte, qui se traduisait en une intransigeance, à ne plus supporter les petites maladresses qui rattrapaient mal des négligences. Elle ne savait pas si elle avait des regrets ; elle espérait déjà se retrouver elle, assez pour se réparer et tenir son petit monde, avant de s’inquiéter des états d’âme ailleurs, quand on avait si peu pris soin d’elle.

Sa chambre.

Elle refoulait son souvenir. Elle avait dû jeter ses affaires dès sa mort, ou plutôt, les abandonner : la chambre serait vidée,  probablement pillé, d’abord dans l’EHPAD où elle avait dû le laisser, ensuite dans les poubelles, devant – elle avait vu le petit groupe, devant, déjà alerté par la nouvelle du mort, le sien, et qui attendait la sortie des bacs. Elle avait avec elle deux grands sacs, et deux heures ; elle avait ajouté une petite valise, trouvée et remplie, qu’elle eut du mal à ramener. Après, il lui faudrait retrouver les garçons, et on ne lui laissait pas le temps : avec un paiement à la journée, fallait faire vite, et elles aussi voulaient prendre leur temps avant l’évacuation.

Elle aurait aimé prendre le temps de pleurer. La chambre était pleine, comme elle l’avait toujours vue, et son appartement avant. Elle sentait encore son odeur planer, qu’elle tenta de garder dans les narines, mais dont elle savait qu’elle la perdrait en retrouvant la puanteur de la rue, et avant dans l’accoutumance du rangement et sa propre sueur. Elle chercha l’argent, sans y croire, et put constater le vol qu’elle pressentait, peut-être effectif bien avant sa mort. Elle engloutit ce qu’elle put de photos de famille dans ses sacs, tira le drap du lit pour le garder sur une épaule et visa dans l’armoire les pantalons intemporels – ils finiraient par aller aux garçons, elle risquait de ne pas pouvoir se permettre de tels achats quand ils en auraient besoin. Elle regarda rapidement les casseroles, qui restaient, n’en prit qu’une, et embarqua le chlore en gouttes, les médicaments qui restaient dans la table de chevet (les blysters, sans les boîtes, trop volumineuses), son téléphone, et, ô miracle ! elle retrouva sa collection de graines, soigneusement empaquetée dans une boîte à chaussures, sous le lit. Elle glissa ses pieds, sans se déchausser, dans une paire plus grande, qu’elle cala avec deux chaussettes, pour en éviter la chute. Elle était rentrée comme un clown gonflé et chargé à ne pouvoir avancer, à petits pas très lents et maladroits, avec l’étrange sensation de porter des palmes.

Elle se rappela le retour avec un sourire. C’était presque Noël grâce à Papy, à son retour, avec ce qu’elle ramenait, le presque rien de son père, en petites babioles déballées et alignées sur la table de leur cuisine.

Un chagrin.

C’était un chagrin dont S. ne savait que faire, et qui l’encombrait pas mal. Elle aurait, si elle avait pu s’écouter, passer sa vie au funélogramme, mais il fallait qu’elle s’occupe des garçons, et qu’elle leur ôte ce poids de tristesse. Elle avait pu s’épancher auprès de quelques amies, mais elle avait senti que son deuil commençait à peser, trop lourd, trop vaste – et surtout trop long.

Elle ne savait pas ce qu’elle pouvait faire, avec sur les bras un paquetage pareil. Elle gardait en elle le besoin de raconter, de dire – elle aurait tant aimé qu’on la console. Ça ne marchait pas trop. Elle avait encore la possibilité, quand le besoin était trop fort, de parler aux cieux, mais elle préférait hausser les sourcils.

Elle n’avait pas la pudeur de garder ses larmes pour elle : elle n’avait juste aucune épaule pour les soutenir. Ça se range où, un chagrin qui déborde ?

Elle entendit qu’on l’appelait. Elle rentra moucher un nez, et éponger un chagrin, avant d’écumer la casserole qui menaçait de verser.