Pour un bon gros flemminisme

Prendre soin de soi est visiblement le nouveau mantra, réactivé depuis les publicités pour cosmétiques par les dérives d’un certain féminisme du lâcher prise et du temps pour soi. De ces écoféminismes spiritualistes, option stage de reconnexion (avec soi; c’est du boulot qu’on déconnecte, faudrait voir à pas confondre) en forêt, aux mantras de Psychologies magazine, c’est un même discours que l’on nous sert et que l’on ingurgite ad nauseam: il est bon, il est important de prendre soin de soi, en prenant du temps pour soi – c’est d’ailleurs, après les mandalas et coloriages pour adultes, le meilleur moyen de revenir… plus performante.

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Amour, privilège et beauté

Il est assez habituel de parler de beauty privilege, ou de privilège de la beauté: les gens considérés comme beaux (c’est-à-dire: correspondant aux standards de beauté du moment, et même du groupe), ont globalement de meilleurs boulots (peut-être aussi pour cela qu’ils sont beaux, vu le prix des soins, par exemple, dentaires), plus de relations sociales et correspondent ainsi aux standards de la réussite actuelle. C’est donc tout à fait logiquement que l’on peut considérer que la beauté, toute relative et aléatoire qu’elle soit, occasionne une forme de privilège, notion d’ailleurs elle-même largement discutée pour son petit travers à individualiser les oppressions.

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Le corps et l’esprit.

Il est courant d’opposer, à la violence physique subie par les femmes – que l’on désigne toujours par en la résumant par ce substantif, qui pourtant en efface la substance, les tuméfactions comme les fractures – à cette violence qui serait toute féminine: la violence psychologique. Comme si la (les) violence(s) physique(s) n’étaient pas précédées, suivies et accompagnées de violences psychologiques – continuum de la violence, qui rend les coups possibles en construisant leur impunité; comme si les violences physiques n’étaient pas, par elles-mêmes, des violences psychologiques – comme si une mandale dans la gueule pouvait éviter d’abîmer l’âme.

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La pâte à tarte.

En écoutant les femmes qui parlaient tout autour d’elle, L. ne parvenait plus à les entendre – elle repensait à sa vie passée chez M., et à la sensation qu’elle avait pu avoir, surtout le soir, d’étouffer de sa solitude. L. ne gardait que peu de souvenirs du lieu, qu’elle avait fini par fuir, grâce à une autorisation de sortie tombée comme une affpop.; elle avait pris ses sacs réglementaires, oublié peu de choses, en laissant derrière elle le reste. L. se rappelait comment, dans le métro, elle avait regardé les couloirs défiler, en sentant une libération déjà là, malgré l’écran encore dans sa poche, malgré l’étroitesse du défilé – avant qu’elle passe dans la clandestinité.

L. se souvenait, en écoutant sans les entendre ce que disaient ces femmes, assises autour d’L., dont elle connaissait les noms et les histoires, elle se souvenait d’une chose qu’elle savait, mais qu’elle n’avait pas encore su qu’elle était, aussi pour L., un souvenir, qu’elle n’aurait pas su nommer. L. se rappelait toujours, quand elle se souvenait de sa vie chez M., à sa vie passée dans la cuisine, un peu sa cuisine, mais toujours avec cette sensation d’être dans la cuisine de M. plus que dans la sienne, puisque c’était pour M. qu’elle en faisait sortir tant de choses. Avec tout le temps qu’elle avait passé chez lui, L. ne se revoyait jamais chez lui avec lui, ni dans le canapé, ni dans leur chambre, où il lui fallait toujours aller dormir seule, et où elle se souvenait d’avoir pleuré entre les draps. C’était dans la cuisine qu’L; se voyait et s’imaginait toujours, les mains dans la farine et les copeaux de beurre, à préparer une pâte à tarte – et elle se sentait bonne pâte, et bien tarte.

Elle écoutait mais elle avait du mal à se souvenir et du mal à entendre et moins de mal à comprendre. L. se rappelait avoir dit à une amie, elle ne savait plus laquelle alors qu’elle en avait eu si peu, s’être sentie neutralisée – et elle ne pouvait associer cette scène qu’à ses mains pétrissant dans le saladier, et L. disant: je ne sais pas pourquoi ma colère est partie – je suis neutralisée. Et L. avait ajouté qu’il était étrange de voir sa colère s’envoler et de voir ses mains blanches de farine et grasses de beurre, qu’L. n’arrivait plus à appeler sa colère en elle, et qu’L. avait même été, un peu, heureuse de se débarrasser de ce poids des mines imprévisibles qui lui venaient du passé comme des tripes, des colères qui la ramenaient au cosmos – en effaçant tout envie de vie sur terre. L. avait vu que sa colère était partie, sans le comprendre – et maintenant, qu’L. se revoyait dans cette cuisine et jamais dans ce canapé, et rarement accompagnée dans ce lit, L. se souvenait de cette cuisine dans laquelle L. s’était sentie si seule, pendant que M. n’attendait même pas au salon – pour attendre, il faut imaginer qu’une chose n’arrivera pas, et toutes surgissaient, les tartes et L. au milieu. L. attendait toujours de savoir si la tarte avait été bonne – il aimait bien répondre: et la tarte aussi ! quand quelqu’un disait « elle est bonne », pour faire croire qu’on avait parlé d’L., et pas de la tarte, comme si on avait pu confondre, et L. lui demandait, doucement, si ça avait été – en ramenant les plats vides dans la cuisine sale.

Debout dans l’évier, un plat après une assiette, L. ne se demandait pas tellement ce qui se passait – L. savait juste que les assiettes s’empilaient, et qu’il lui fallait finir, pour pouvoir recommencer, demain. L. se rappelait maintenant, en se souvenant d’écouter les femmes qui parlaient, comment L. s’était sentie neutralisée – et elle comprenait qu’elle avait repéré ce moment, sans en avoir noté la date, où L. n’avait plus pu se battre, et avait accepté en vaincue la tyrannie des désirs et des envies de M. Alors qu’il lui disait ne plus supporter sa présence et regretter sa solitude, L. s’était efforcée de se rendre transparente, mur aux mains blanches de farine, livrant des offrandes comme un tribut à la douleur d’être là, et de ne pouvoir fuir. Il passait et repassait entre les pièces comme s’il ne la voyait pas, et de le voir si fantomatique, elle en devenait spectrale, à ne plus savoir si elle était là que par les gâteaux qui lui naissaient des mains. L. ne sentait plus le mépris ou l’inimitié de M. qu’en de rares moments; L. attendait de voir si M. allait la voir, L. craignait son agacement ou sa lassitude ou sa colère, plus encore son silence, quand il passait devant L. comme si elle n’était pas – du frigo de la cuisine au canapé, laissant juste une assiette sale sur la table basse, comme pour prouver sa présence. L. s’en voulait de lui imposer ainsi sa présence, son corps idiotement toujours avec L., sa tête toujours la même, et l’air qu’elle ne pouvait empêcher de remuer quand elle osait bouger. Elle n’arrivait pas à se dissoudre dans l’immobilité — pas encore.

D’autres amies.

Souvent, je pense à L., que je ne connais pas, mais que j’imagine, seule, dans sa cuisine, à regarder la pluie tomber sur les toits. Et je pense aussi à d’autres femmes, parfois des personnages, parfois qui auraient mérité de le devenir, pas toutes hautes en couleurs, et certainement plus hautes que les trois pommes de convenance – des géantes ratatinées, en voix et en silences, dont parfois je ne comprends les mots qu’aujourd’hui – et j’attends demain.

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