La fille d’en face.

Elle mâchait. Elle mâchait un chewing-gum suffisamment fort pour qu’il n’entente qu’elle, les bruits que sa bouche faisait, d’un bout de langue à l’autre, claquant sur les dents ventousant le palais, suffisamment massif pour lui cracher sa couleur, un rose pétant qui semblait se détacher du contour des choses nettes pour déguiser sa langue en un appendice burlesque et génital d’un genre de clown triste. Elle mâchait. Sa salive courait d’un bout à l’autre de sa bouche, en tourbillons sonores dont s’échappaient des échos et des éclaboussures. Elle mâchait. M. ne parvenait pas à détacher ses yeux de cette fille qu’il voyait mâcher, sans aucune retenue, en plein métro.

Il ne comprenait pas. C’était déjà pas courant, d’en voir, mais si peu discrète, ça le dépassait. Elle mâchait, comme si elle était seule, comme s’il y avait encore des vaches, du pétrole pour fabriquer de la gomme, d’autres femmes dans le métro et pas de bruit qui sorte de sa bouche. M. la fixait comme s’il s’agissait de mieux comprendre, ou de lui signifier qu’il fallait faire quelque chose, ou plutôt rien, ou comme s’il pouvait dissoudre ce chewing-gum de la force de son regard.

Elle mâchait.

Elle mâchait comme toutes pouvaient le faire, comme L. aussi avait pu se montrer si égoïste, si dominatrice, une foutue salope qui prenait la place, chouinait pour un rien et trimballait partout ses yeux mouillants dès qu’il la bousculait un peu, pour respirer à nouveau. Elles prenaient toute la place, restaient pas à la leur, savaient pas vivre en société, avec d’autres, elles avaient toujours une chose à dire, un truc à réclamer, une râlerie au bout des lèvres et le soupir agacé. Il passait sa vie à supporter des filles qui se prenaient pour des femmes, croyaient pouvoir rivaliser avec des mères ou supplanter des souvenirs, incapables d’exposer calmement un problème ou de régler quoi que ce soit.

Elle mâchait.

C’était finalement ça, la féminité : de l’air bruyant, de la bave remuée, et cet art si féminin de broyer du vide.

Il continuait de la dévisager, sans rien réaliser de ce qui se passait autour de lui, pris dans les mastications virulentes des mandibules. Il ne sursauta qu’en la voyant, debout, qui le regardait droit dans les yeux. Cette chienne glissa un doigt dans sa bouche, extirpa la petite masse de rose et la colla sous le fauteuil, avant de descendre.

Une émotion.

C’était ça aussi, la vie entre elles. C’était vraiment une petite qui venait d’arriver, minuscule qui se traînait. Iris l’avait trouvée à côté de sa mère, la gamine en pleurs parce qu’elle ne pouvait pas la réveiller, alors Iris lui avait pris la main, très doucement, comme elle avait fait, une autre fois, quand elle avait trouvé Joséphine, et elle lui avait expliqué que sa maman dormait, c’était vraiment embêtant de la réveiller – avant de s’éloigner, elle eut le temps de voir des vers dans quelques plaies et au creux des yeux : peut-être même là d’avant.

La toute petite dans les bras, elle l’avait ramenée. Ça avait été comme Joséphine, et une nouvelle copine pour la vieille – un soulagement pour Iris. Là, la gamine grandissait de le vouloir, et elle savait déjà ce qu’il fallait pour ça. Une main dans chacune d’Iris, elle se tenait à ses jambes, se fichant sur ses pieds. La main minuscule dans la sienne grande, ça lui fit comme à S. il y a longtemps : une émotion qui la sortait d’elle-même, pour entourer la petite de douceur.

Cassatt, 10/19/20, 8:37 AM, 8C, 5418×7337 (88+265), 100%, Repro 2.2 v2, 1/15 s, R66.7, G58.8, B70.4

À la rue.

C’était pas de l’initiative d’Iris, plus là quand il fallait, et qui suivait le courant qui lui plaisait – jamais la facilité : elle était rude et droite, inflexible comme le chêne. Elle n’avait pas compris, les premières fois, pourquoi elles rôdaient dans les rues : elle aimait se balader ensemble, papoter et faire des roues arrière entre les crevasses du goudron. Ça lui allait, de ne pas avoir de but : c’était une liberté nouvelle, aussi réjouissante que l’air dans ses cheveux coupés en guerrière.

Elle saisit rapidement. C’est en voyant le sourire narquois répondre aux invectives de crapules que les choses s’éclaircirent, avec la fulgurance d’une explosion. Les filles ne disaient pas grand-chose ; elles se préparaient. Iris tâta le couteau gardé dans la poche intérieure de son blouson, dont le cuir épais lui avait déjà servi de carcasse ; elle attrapa plutôt, dans le fond, sa chaîne de secours, ramassée quelques nuits auparavant. C’était une bataille véritable, sauvage bien plus que rangée, propice à l’embrouille et à la lame perdue. Cette découverte fut du genre plutôt rapide, pour Iris, mais suffisante pour y prendre goût. Elle rôdait autant que Joséphine le lui permettait, à chasser le facho et le mascu, par goût du sang et de la castagne et parce qu’il fallait bien lutter pour le peu d’espace et de vie encore possibles.

Les nuits avaient toujours été du genre sauvages ; Iris n’en ignorait rien. C’était devenu comme voir s’ouvrir la bouche des enfers : ces filles de Bilitis manquaient de poésie, pas de verve, et elles se battaient pour leur liberté, les mômes et tout ce qui rendait le monde encore vivable.

La brioche et les pains.

Tu vois, en matière de mecs, j’aurais préféré la brioche que les pains. C’est pas que j’ai tellement eu le choix, d’ailleurs : j’avais pas épousé le prince charmant, et j’aurais préféré qu’il finisse en crapaud, mais il y en a plus. Ça s’est fait comme ça, je prenais des beignes et lui des beignets, et sans qu’on se pose des questions. Se questionner, c’était pas au programme. C’est pas que le silence s’imposait : c’est la possibilité même des questions qu’avait disparu. Alors, je vivais pas, je disais rien, j’attendais même pas.

C’est juste qu’un jour il a pas juste frappé. C’était pas une vie, et en plus j’allais la perdre ? Ça m’a pris des mois pour y arriver : engranger assez de haine pour faire comme un noyau de force et de colère pour me maintenir et préparer la suite. Il avait eu l’air de comprendre qu’il se tramait un truc – qu’est-ce qu’il cognait fort. Ça ressemblait à une lutte pour que je reste, avec l’en-dedans de moi suffisamment secoué pour savoir qu’il allait falloir se barrer, et fissa.

En fait, c’est lui qui m’a fichu dehors. À demi-morte. Il n’a pas imaginé que je partirais pour de bon : il voulait juste me rappeler que c’est lui qui mettait à la porte. Moi, j’avais la clé, celle des champs, mais c’était pas si clair. On m’a ramassée, rien n’a été si clair, me suis réveillée ailleurs, en hurlant, puis pour rien dire. Elles m’ont juste laissée là, me remettre, puis elles m’ont parlé de la route. C’est comme ça que je suis arrivée : il m’a forcée à vivre, parce qu’il n’arrivait pas à me tuer.

Des lieux à elleux.

La vie était paisible, dans l’impasse – moins aux alentours. Iris regardait les mômes grandir, et les questions qui s’accumulaient et les courses dans tout l’immeuble. C’était une des vieilles qui commença à leur faire la classe, malgré quelques grognements. Les filles ramassaient déjà des livres dans toute la ville, pour finir le tri sur place : un tas pour l’isolation et le combustible, un autre pour les bibliothèques. Elles rassemblaient ce qu’elles trouvaient, comme un grand centre de tri, pour le quotidien, le superflu et les puces. Pour les mômes, elles avaient annexé, jouxtant le fond de l’impasse, une vieille école. Iris se souvenait des premières nuits qu’elle avait passé dans une de ces bâtisses bas de gamme, bâties à la hâte un demi-siècle auparavant, délaissées d’abord par les politiques publiques, puis désertées par manque de gosses, de profs et de liberté. Les rares enfants qui restaient vivaient enfermés dans les immeubles, à l’abri des regards et des tentations – ça risquait gros, un môme sans défense, à l’époque où il n’en naissait plus.

Les petits aimaient leur salle de classe – ils n’étaient pas assez nombreux pour qu’on en ouvre davantage. La vieille avait besoin de temps à autre de retrouver un tableau, un cérémonial qui les amusaient, mais c’était d’abord leur lieu, la pièce à elleux, pour leurs affaires et leurs bricolages. Les cours étaient comme de grandes histoires, avec des jeux parfois pénibles – et de grandes sessions de bricolage ou en haut, dans les serres et sur les toits. C’était pas exactement une école buissonnière, ni la sévérité passée : qu’apprendre quand tout s’effondrait ? c’était l’école de la vie, et des leçons de l’art de la joie.