Dans leur sommeil.

Les vieilles chouettes dormaient depuis longtemps. Encore sonnée, L. ne parvenait pas à les rejoindre dans le sommeil, et marchait dans le couloir, explorant plus tranquillement les pièces silencieuses. Elle entendait parfois un ronflement, parfois une femme se retournant dans un lit – il n’y avait que des femmes ici, et elle savait que les vieilles chouettes, qu’elle ne parvenait pas encore à beaucoup distinguer les unes des autres, prise comme elle l’avait été dans un tourbillon de présentations et d’éclats –, et elle était rassurée de savoir qu’elle était, au moins dans une impression, à l’abri.

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De l’autre côté.

F. vivait depuis longtemps dans cet appartement, et cela faisait presque aussi longtemps qu’elle avait dû commencer à louer les autres pièces, à d’autres gens. Elle était au départ peu regardante, mais elle avait fini par se sentir mieux quand, puisqu’il ne lui était plus possible de vivre seule, elle était au moins entourée de femmes – et que de femmes.

Elle avait l’habitude de rester un peu plus que nécessaire dans la cuisine, prolongeant souvent la vaisselle au-delà du nécessaire, prenant le temps de concocter un plat sur la cuisinière, en laissant le hasard des va-et-vient provoquer des rencontres et, parfois, des amitiés. Il lui arrivait régulièrement de partager un plat, surtout quand elle trouvait à la nouvelle arrivante un air fatigué (elles l’avaient presque toutes), ou des vêtements un peu trop amples. Elles ne restaient pas forcément longtemps – l’appartement restait petit – donnaient de temps à autre des nouvelles, et il lui arrivait de trouver, en se levant, une femme sur son paillasson, attendant de voir si elle pouvait entrer.

Ce soir, c’était encore autre chose. À travers la paroi trop fine, elle ne pouvait qu’entendre la nouvelle arrivante se disputer, avec un homme, ou peut-être comme on se dispute avec sa mère, dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Elle entendait la voix de cette femme monter, s’interrompre, interrompre à son tour – et elle sentait la colère, le désappointement. Elle craignit son indiscrétion, l’inconfort de cette femme qui semblait si désemparée, et si furieuse, et reprit le cours de sa cuisine. Quelques années plus tôt, elle aurait enclenché la hotte, si bas de gamme que le souffle le plus donnait l’impression d’un de ces antiques avions, sur le point de décoller, qu’elle avait pu voir quand elle était enfant. Mais l’électricité était si souvent coupée, et son générateur déjà surmené, qu’elle avait depuis longtemps envoyé la hotte au recyclage, en évitant les plats les plus odorants quand elle recevait des locataires au nez trop sensible – et elle ouvrit, dans une impulsion, le vieux frigo, activant par le différentiel de température, un peu de fraîcheur, et un ronronnement pudique.

Elle verrait plus tard si, devant une tasse fumante ou une assiette, elle aurait envie de se confier.