L’incendie.

Elles avaient encore frappé. Cette fois, elles avaient voulu voir ce que cela faisait – et elles ne riaient plus, devant l’ampleur du tableau.

Elles avaient repris la vieille tradition des incendiaires et des pétroleuses, en surgissant des cauchemars sépia de ceux qui les chassaient. Elles revenaient, comme reviennent toujours les vengeresses et les hantises, comme les fantômes sortent des rêves et des écrans de télévision, comme votre fantasme vous étrangle quand vous ne vous y attendez pas – et elles se réjouissaient des dégâts qu’elles faisaient. Ce n’était pas la folie criminelle qui les motivait: elles espéraient, dans leur désespoir, voir quelque chose se passer en ciblant l’effondrement général.
S. depuis la fenêtre de son appartement, très haut dans la tour, voyait les flammes qui baignaient les ancêtres des grands magasins, vides depuis deux décennies. Elle se demanda si des pauvres hères se trouvaient encore dedans, avant de se rappeler que les stocks, si convoités, étaient gardés en permanence par des vigiles – qui avait pu tromper leur vigilance ?

Les flammes grandissaient; elle sentait comme une joie, avait l’impression de sentir la chaleur contre elle. C’était l’image de leurs privations contrôlées qui partait en flammes; le symbole du capitalisme finissant, agonisant encore dans les pénuries qui lui rapportaient en épuisant tout et tous. C’était la fin d’un triomphe, dont elle paierait probablement le prix, mais qui lui amenait, ce soir, une joie douce – elle appela les garçons quand de longues fusées partirent rejoindre le ciel pour y exploser. Ils ne comprenaient pas, mais voyaient la fin de quelque chose – c’était plutôt une bonne nouvelle, d’espérer passer à autre chose.

Un carnage.

Elles étaient là, le lendemain, quand il repartit au taf, et elles ne savaient pas exactement de combien de temps elles disposeraient, alors elles se dépêchèrent. Pour cette première mission, elles étaient cinq, des plus résolues, et peu soupçonnables – et qu’est-ce qu’elles rigolaient.

Elles agirent vite.

Depuis les grandes fenêtres, on aurait pu les croire une petite armée de vieilles en grand ménage, faisant tous les placards à toute vitesse, courant, d’un pas élastique, de pièce en pièce. Du dedans, elles semblaient folles dans leur hâte, ouvrant et fermant les portes sans rien y faire – c’est quand il rentrera qu’il saura, et qu’elles verraient. Elles se précipitèrent en gloussant, trouvèrent une vue sur ses fenêtres, en poussant au hasard les portes de l’immeuble d’en face, avant de s’installer, impatientes, derrière le rideau d’une croisée.

Il ne tarda pas, pimpant comme l’heure du crime – et elles suivirent ses moindres tribulations, comptant ensemble les marches qui le menaient chez lui.

Ce fut un carnage.

Il entra, visiblement heureux d’être chez lui, se déchaussa et se jeta dans le canapé, qui vacilla avant de s’effondrer, les quatre pieds sur les côtés – elles entendirent son juron de l’autre côté de la rue. Elles piaillaient et gloussaient tant qu’elles le pouvaient, en pariant : le placard ! l’armoire ! le lit !

Tout son appartement était piégé ; il le découvrit à ses dépens, pièce après pièce – elles n’avaient parié que sur l’ordre, sûres de leur bons offices. Il se consola d’abord en cherchant de quoi se préparer une boisson chaude quelconque – la porte du placard lui resta dans les mains, le placard s’effondra quand il essaya de la remettre sur ses gonds. Il voulut passer un coup de balai ? l’étagère lui tomba sur la tête dès qu’il la frôla, affaiblie par les trous percés autour des chevilles qui la retenaient, trop fins pour qu’il s’en méfiât. Le choc fut conséquent : il tituba jusqu’au placard qui s’écroula dans un autre fracas. Le lit céda aussi quand il s’y laissa tomber, las – c’est comme si le monde, le trouvant insupportable, refusait de le porter encore.

Emma avait pris soin de glisser, derrière le fond d’un placard, une feuille de papier pliée en quatre et jaunie par les ans, contenant cette simple inscription : « on t’a à l’œil ». Il la retrouva le lendemain, quand il osa se relever (et fit tomber les derniers meubles debout, juste dévissés, de son appartement, la table basse et ses deux chaises, le bureau et son fauteuil étaient éclatés depuis longtemps, par un de ses passages titubants).

Il ne sut jamais d’où lui venait pareil avertissement, ni qui avait pu lui causer une mésaventure pareille ; alors s’insinua en lui, comme Aude l’avait demandé, la lente et sournoise inquiétude, qui ronge le sommeil et la tranquillité. Il ne savait qui blâmer, ni vers qui s’épancher : tout lui semblait ridicule, et il craignait de se dénoncer malgré lui par ses propres plaintes. il fouillait dans son passé les traces de sa propre culpabilité, recherchant ce qu’il avait pu mal faire pour mériter un tel châtiment et, ne trouvant pas, il se blâmait lui-même de sa propre incapacité analytique. Ces inquiétudes virèrent en rancœur, le ramenant au monde injuste qui se retournait contre lui – il n’en avait pas fini de grommeler.

Une fureur.

C’était une fureur dont elle ne savait que faire. Sa douleur se transformait en rage; et la rage la tenait en vie. Elle avait intérêt à l’orienter fissa vers quelque chose qui ne soit pas elle – elle sentait déjà qu’elle se consumait. Elle écoutait Madame D., qui l’aidait à comprendre le monde, quand elle sentait que la rage impuissante qui l’étreignait ne passerait pas. Elle écoutait ce qui se passe quand ça ne passe pas, et sentit en elle la conversion se produire, comme une chimie secrète et profonde qui lui aurait retourné les entrailles.

Sa fureur s’épura, et elle s’organisa. Elle commençait à dégager de ces colères ce qu’elle voulait – et ce qu’elle ne supportait plus. Elle réfléchissait, les dents crispées, de longues heures, seule, ou pendant qu’elle participait aux travaux de la maison. Elle réfléchissait, et elle attendait, en laissant décanter en elle les sédiments de la colère, les glaises de sa peine, et voyait s’échapper d’elle des résolutions, comme autant de bulles montant jusque dans l’air, cherchant à respirer – enfin.

Foto:25.04.1994

Elle dépotait.

La vie se poursuivait, d’inquiétude en rigolade. Joséphine continuait de faire rire les mômes, avec le net avantage de quelques dents sousnuméraires, desquelles elle sortait un petit bout de langue sifflotante, sous les hurlements des gamins.

Elle aimait s’occuper d’eux, avec des gestes d’autres temps. Elle aurait voulu les asperger à grandes eaux disparues, trouvait les couches lavables trop sales et malcommodes (elle les jetait en douce, Iris inspectait tous les déchets), déplorait la perte des animaux, qui auraient été si goûtus, en horrifiant tout le monde.

Elle dépotait. C’était une autre vie, aux aventures plus imprévues et collectives – elle mettait une sacrée pagaille. Elya se demandait quelle serait l’évolution au long cours de tout; elle avait du mal à accepter la place nouvellement occupée par Joséphine, et l’éloignement d’Iris, toujours préoccupée. Elles parlèrent et ne changèrent pas grand-chose; Elya prit l’habitude de partir plus souvent seule – il y avait suffisamment à faire l’occuper.

Elya.

Des neuf vies qu’elle espérait traverser, elle vivait la troisième, et il lui semblait bien que c’était la meilleure. Elle aimait Elya, qui l’aimait; elles aimaient s’aimer; et elles faisaient du vélo. La ville s’éclairait de lueurs inédites, d’orange safran percé de nuages, d’émeraudes verdâtres crépusculaires, de jaune irréel, toutes les diffractions qu’offrent le carbone l’azote le soufre et le cadmium quand ils rencontrent la lumière solaire et l’oxygène courante.;

Elles baisaient comme des lapines, ou faisaient l’amour lentement, aussi souvent qu’elles le pouvaient. Elles se retrouvaient un peu partout dans la ville, dans des halls d’immeubles en ruines, dans l’arrière salle des fêtes clandestines, dans le salon de la coloc quand il n’y avait personne (ou qu’elles le pensaient). Elles riaient d’un rien, comme de tout ce qui n’amuse que des amantes, et se murmuraient des intimités dans le creux des oreilles, se recréant seules au milieu des autres. C’était la vie douce de qui se fait un monde dans la fin d’un autre. Elles n’y pensaient pas, vivant, dans un présent suspendu, le bonheur qu’offrent toutes les nuances de l’amour tendre et réciproque.

L’arrivée de Joséphine dans la vie d’Iris chamboula tout. Elles ne le virent pas tout de suite. Iris était bouleversée d’avoir découvert sa grand-mère aussi lamentable, à se demander si elle tiendrait le choc. Iris lui avait trouvé une chambre, un peu à part, pour qu’elle dorme en paix – et elle y avait dormi, sur un tapis au pied du matelas, les premières nuits. Elya ne l’avait pas su; elle était installée dans une autre coloc, d’une communauté d’un quartier proche. Elle le comprit en voyant Iris redéménager dans sa chambre, pour l’accueillir – et en entendant Joséphine gratter à la porte au milieu de la nuit, apeurée de sa solitude nouvelle. Iris s’était levée et avait conduit la grand-mère en ses pénates et ses draps, et Elya avait compris qu’une nouvelle page se tournait. Il n’était pas question de reprocher à Joséphine d’exister, ni à Iris de s’en occuper; c’était une nouvelle place, dans une constellation mouvante, qu’il lui fallait s’aménager malgré elle et contre la dégradation des choses et des grand-mères, mue par une tectonique aussi invisible qu’inéluctable. La passion s’en ressentait: Iris lui manquait. Il n’y avait pas grand-chose à faire; elles découvraient que rien ne se prévoyait, et certainement pas dans le grand âge vacillant. Joséphine se remit sur pied en quelques jours, et elle trottait en confiance au bout de deux semaines dans l’immeuble. Certains jours pourtant, elle ne voulait plus sortir de son lit, et Iris devait passer de longues heures à la rassurer ou à la nourrir entre les draps. Ses fugues les tenaient de longues heures en haleine; elles n’auraient pas déplu à Iris, si de telles sorties n’avaient pas été si dangereuses, et si Joséphine était capable de savoir où elle allait.

Elya regardait Iris qui changeait. Elle la vit qui apprenait une douceur nouvelle, mais aussi sa fatigue, qui s’accumulait sur ses traits et alourdissait ses mouvements – elle vit, barrant son front, le grand pli inédit de l’inquiétude.

Elya aussi s’occupait de Joséphine. Les deux femmes s’apprivoisaient en habitudes nouvelles, Joséphine craignant tout inconnu, même les femmes. Une fois, Elya la trouva errant en arrivant; la vieille marchait à petits pas, en pleurant à petits sanglots, en continuant pourtant sa marche – et c’est Elya qui lui prit les mains, murmura son prénom et la ramena à la maison.