On n’aurait pas dû le garder, déjà tout bébé, il était celui qui tétait en dernier, après ses frères, et sous la protection du grand, celui que sa mère avait choisi – il était déjà un peu à part. Quand il marchait, et je ne l’ai jamais filmé, c’était avec la fierté d’un cheval de parade ivre du défilé, en levant les genoux et en projetant les coussins vers l’extérieur, la tête bien haute et bien droite – et sans rien regarder, ni par terre ni devant, ni nous, mais en saluant un genre de public imaginaire. Il pissait pareil, mais que quand il y pensait – et, depuis quelques mois, il fallait qu’il voie son frère pour y penser, quelle idée d’avoir un corps, semblait-il se dire, en le trimballant de droite et de gauche, la colonne toute tordue et craquante, à le planquer quand il était petit sous le canapé, jusqu’à ce qu’on l’apprivoise et qu’on lui apprenne les câlins. Comme il était chétif et pas bien malin, ma mère l’a appelé Petit Mignon, et il le portait comme d’autres des titres de noblesse, avec le ridicule d’une fatuité attendrissante, en nous regardant avec de grands yeux vides – et, comme le vieux monde, adorant les rituels, le câlin-de-la-bonne-nuit instauré pendant mes années d’agrég’, quand j’étais la dernière à me coucher, avant d’éteindre la cuisine, et qu’on se retrouvait, tous les deux debout dansant comme des ours, à faire ce câlin qu’il ne voulait jamais finir. On le retrouvait parfois dans des positions étranges, les pattes raides sur le canapé, pour mieux s’enfoncer dans les coussins – et sur nos genoux, c’était pareil, à rechercher l’effort et le giron, parfois grognant sans avoir trop l’air de savoir pourquoi, comme s’il lui avait pris l’envie d’un ronronnement interespèces. Il aimait bien fuguer, en petites escapades, pour se coucher sur le goudron chaud – et on a eu bien des excuses à bredouiller, quand il fallait aller le chercher, lui qui n’était pas dérangé par les klaxons. Il savait attendre le morceau, mais pas trop longtemps, et trouver toujours sa petite mère de remplacement – même si, comme sa mère à lui, il est devenu sourd, et se perdait parfois, d’avoir trop voulu suivre des papillons ou roupiller dans un coussin, et c’est son frère, toujours attentif, qui nous montrait où il était assoupi. Parfois, il voulait rester chez mes grands-parents, généreux en pâtée (on a râlé) et en petites caresses – et en siestes dans les fauteuils.
On est heureux d’avoir partagé la vie de notre petit cartoon, parti cette nuit, très tranquillement.