Dans sa tête.

« Mais qu’est-ce que t’as dans la tête ? »

L. pensait aux disputes avec M., leurs longueurs, leurs fréquences, parfois les élans qu’elle avait pu ressentir à la découverte d’une punchline bien sentie – à sa déception, quand L. avait compris que rien ne pouvait mouvoir l’inertie.

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Pas frais.

– Et là, c’est ce moment où, si je retombe sur une vieille photo, même pas je le reconnais, je me souviens du moment, de ce qu’on a pu se dire et parfois de ses bras autour de moi, mais le reste, ce que je sentais pour lui, comment mes yeux le pardonnaient, ça, c’est parti, y a juste lui.

– Ça, c’est assez habituel, et une fois que t’auras bien fait le compte de ce qu’il t’a fait, ça sera même passé, comme ça se digère, même quand ce n’est pas si frais – là, c’est marrant, c’est quand c’est frais que ça se passe pas.

– Quand même ce truc, là, où tu le regardes, tu le reconnais, mais d’un coup tu te rends compte qu’en fait c’est le sosie de Pierre Vassiliu. Pour le coup, t’as ce type-là dans la tête, tu vas sur youtube, et y a quelqu’un qui balance que Vassiliu, c’est le sosie de Staline… moi, depuis, je me marre, à me dire que j’ai baisé un bout d’histoire sous un type plutôt médiocre.

Chienne enragée.

« Ma colère est cosmique, ma rage est métaphysique »

Se disait L. en repensant à Madame D., et à sa voix dans la nuit. Elle se penchait vers elle-même, comme on se plaît à côtoyer des gouffres, sans la douceur qu’a le vertige en sécurité derrière une petite rambarde – L. savait que les garde-folles avaient sauté, et qu’elle n’était pas loin de les suivre.

« Boum ».

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Petit Mignon.

On n’aurait pas dû le garder, déjà tout bébé, il était celui qui tétait en dernier, après ses frères, et sous la protection du grand, celui que sa mère avait choisi – il était déjà un peu à part. Quand il marchait, et je ne l’ai jamais filmé, c’était avec la fierté d’un cheval de parade ivre du défilé, en levant les genoux et en projetant les coussins vers l’extérieur, la tête bien haute et bien droite – et sans rien regarder, ni par terre ni devant, ni nous, mais en saluant un genre de public imaginaire. Il pissait pareil, mais que quand il y pensait – et, depuis quelques mois, il fallait qu’il voie son frère pour y penser, quelle idée d’avoir un corps, semblait-il se dire, en le trimballant de droite et de gauche, la colonne toute tordue et craquante, à le planquer quand il était petit sous le canapé, jusqu’à ce qu’on l’apprivoise et qu’on lui apprenne les câlins. Comme il était chétif et pas bien malin, ma mère l’a appelé Petit Mignon, et il le portait comme d’autres des titres de noblesse, avec le ridicule d’une fatuité attendrissante, en nous regardant avec de grands yeux vides – et, comme le vieux monde, adorant les rituels, le câlin-de-la-bonne-nuit instauré pendant mes années d’agrég’, quand j’étais la dernière à me coucher, avant d’éteindre la cuisine, et qu’on se retrouvait, tous les deux debout dansant comme des ours, à faire ce câlin qu’il ne voulait jamais finir. On le retrouvait parfois dans des positions étranges, les pattes raides sur le canapé, pour mieux s’enfoncer dans les coussins – et sur nos genoux, c’était pareil, à rechercher l’effort et le giron, parfois grognant sans avoir trop l’air de savoir pourquoi, comme s’il lui avait pris l’envie d’un ronronnement interespèces. Il aimait bien fuguer, en petites escapades, pour se coucher sur le goudron chaud – et on a eu bien des excuses à bredouiller, quand il fallait aller le chercher, lui qui n’était pas dérangé par les klaxons. Il savait attendre le morceau, mais pas trop longtemps, et trouver toujours sa petite mère de remplacement – même si, comme sa mère à lui, il est devenu sourd, et se perdait parfois, d’avoir trop voulu suivre des papillons ou roupiller dans un coussin, et c’est son frère, toujours attentif, qui nous montrait où il était assoupi. Parfois, il voulait rester chez mes grands-parents, généreux en pâtée (on a râlé) et en petites caresses – et en siestes dans les fauteuils.

On est heureux d’avoir partagé la vie de notre petit cartoon, parti cette nuit, très tranquillement.

C’est quoi, Papa.

Et c’était quoi Papa, je me demande parce qu’on est dimanche on retrousse les manches, et c’est si dur de dire ce que c’était papa, la grande moustache qui me faisait peur et mes pieds sur les siens les bras en l’air petite, le crayon à la main pour les maths et c’est quand même pas si dur il faut que tu comprennes, mais c’est quoi Papa, d’avoir eu un papa et de ne plus l’avoir, un papa pour faire des bêtises et ramener des trésors et parfois des nuls, mais c’est quoi Papa, je vais te dire un truc, avec un air de conspirateur pour prendre l’envers à l’endroit et vice et versa, et désapprouver en silence et s’excuser en chocolat, pas cher aux courses mais là quand même, tu as vu, et juste oui j’ai vu, et je rigolais pas trop fort, parce que c’est quoi papa, quand les papas se taisent, et un jour ont parlé et dit tout ce qu’ils pouvaient et ce n’était pas tout, et déjà j’en ai oublié et la prépa et le nom des copains, et la musique de la prépa pour réviser avec les petits gobelets de tisanes tous les soirs, quand nous aussi on buvait de la tisane et on écoutait les vieilles musiques dans la cuisine, mais c’est quoi Papa ce que je n’ai pas vu pas compris ou déjà oublié, du papa en vrac avec les souvenirs qui remontent, Papa toujours plus courbé dans mes bras mets ta main là j’attends que la morphine agisse ne t’inquiète pas elle va agir, dans mes bras mon Papa, et on attend que la douleur te tienne un peu tranquille, les chiottes qui disent la maladie de papa et que je brique comme une dingue pour faire comme si, et l’eau froide à attendre sa chaleur pour papa, les gants et les couverts en plastique pour éviter le froid qui rentre jusqu’aux os et fait mal lui aussi, c’est quoi Papa quand maintenant je fais tous les repas et que t’as pas fait les dix ans de vaisselle promis, mais quand même des crêpes des galettes, et laisser papa devant la clinique à le voir partir tout petit et venir le chercher plus petit encore, à conduire la voiture de papa avec papa dedans doucement comme un bébé malade et vite vite vite préparer ce qu’il peut encore manger, papa il a toujours aimé manger, mais là les médecins disent qu’il faut alors on empile les desserts, toujours la spatule qui reste la part de papa que je n’arrive plus à récupérer lécher avec la langue comme le fromage à gratter sur le bord des plats, c’est quoi papa maintenant, je me dis, quand je vois les photos de papa vivant et qu’il n’y a plus de papa et on parle au passé de comment papa est passé est venu et de ce que ça fait, que Papa soit parti, avec les blagues même à l’hôpital et je vous aime très fort, il a dit, au moins une fois mon papa, parce que jamais les papas ça parle beaucoup, on peut peu, qu’il disait, et moi j’ajoutais: mais on essaie.