Sur la carte.

M. passait des heures à scruter la carte. Il était fasciné par les petits points qui bougeaient, et encore plus par ceux qui restaient immobiles – pourquoi payer pour une appsur pour ne pas sortir ? Il finit par se rappeler que les conditions d’abonnement imposaient une connexion permanente, même pour les paiements à la sortie.

Il commença à faire des fiches sur les noms qui l’entouraient. Il ne savait pas s’il était surpris de voir autant, ou si peu de femmes autour de lui : très peu d’hommes avaient des appsurs, et uniquement pour les grands trajets, ou les expéditions. Il découvrit à côté de lui un nom mystérieux, aux sorties rares – il espérait tomber un jour sur l’une d’elles, pour provoquer une rencontre.

Il continuait de chercher L. Il savait que c’était à peu près inutile : son appsur avait arrêté d’émettre dans la journée de sa disparition, sans qu’il puisse savoir si c’était pour lui échapper, ou parce qu’elle aurait été déconnectée malgré elle. La police l’avait appelé quand son téléphone avait été retrouvé : c’était dur, de voir ce petit bout d’elle sans elle, mais il n’était pas plus avancé.

C’était peut-être pour cela qu’il passait autant de temps avec la carte. Les points rouges qu’il voyait lui devinrent familiers ; il finit par avoir l’impression d’en connaître quelques-unes, dans les plus proches. Il s’amusait parfois tout seul de son harem, et se prit surtout d’affection pour la petite solitude, qui restait quelque part dans son immeuble. La localisation n’était pas assez précise pour retrouver un étage, mais il se prit un jour à parcourir les couloirs, puis la cave – c’est là qu’il trouva, brancha sur une vieille prise capricieuse, un téléphone, qu’il embarqua pour vérification. C’était un appareil qu’il n’avait jamais vu, vide à l’exception de l’appsûr– cette fois, c’était certain, des femmes disparaissaient, et ce n’étaient pas des accidents.

Il ne pleura pas, de retour chez lui, sur la perte de l’amour déjà rêvé de cette voisine imaginaire, et probablement loin. Il savait juste qu’il lui fallait retrouver L.

Ils se voyaient.

Ils se voyaient souvent. C’était comme un refuge qu’ils se ménageaient. M. amenait des bières, Marc ouvrait la porte, et ils commençaient. Ils décapsulaient une première, encore fraîche des linges que M. avait enroulés autour, et sirotaient. Ils parlaient de choses et d’autres, jusqu’à ce que Marc lâche, comme un signal : « Alors ? »

M. se taisait d’abord, ménageant ses effets. Il prenait un ton grave, les yeux dans le vague. Il y avait de nouvelles révélations, des choses incroyables – Marc devait insister pour qu’il lâche le morceau, lui garantissant sa confiance et sa foi, lui déployant les conforts oratoires nécessaires et ouvrant son attentive oreille.

M. commençait. C’étaient de longs développements, souvent entrecoupés de silences lourds, dont Marc ne savait s’il fallait ou non les interrompre – M. reprenait la parole pile quand il commençait à balbutier, se confondant en excuses pour laisser son acolyte dérouler ses trouvailles. C’étaient de longues listes de femmes, toutes disparues. Il ramenait de son petit cartable, élimé, qu’il portait toujours en bandoulière, des chemises pleines de photographies. C’étaient les affpops compilées, que l’acpli lui envoyait davantage depuis que se révélait son intérêt. Il était pris dans une boucle mortifère, qu’ils n’auraient jamais pu soupçonner, dans laquelle il entraînait déjà Marc. De cette longue file de femmes, la première, L., semblait les toiser davantage, de semaine en semaine, à mesure que la pile gagnait en hauteur, puis d’autres chemises.

Ils n’avaient jamais imaginé que tant de femmes s’évaporaient. Les temps étaient durs, et les disparitions courantes, déjà par le repliement et le déplacement général. Ils découvraient des femmes, dans un nombre qu’ils leur semblaient ahurissant, inhabitués qu’ils l’étaient à les voir – elles avaient déserté les rues depuis plusieurs années. Entre les invisibles et les disparues, comment savoir ? Ils essayaient de dresser des listes, pour estimer la présence de celles qu’ils connaissaient, afin de voir si elles étaient ou non vivantes, et dans les environs. Il leur semblait difficile de les contacter comme ça, pour voir si elles étaient vivantes : alors ils cherchèrent des moyens pour les retrouver. Elles étaient rares sur les réseaux publics, plus rares encore celles qui pouvaient avoir des activités médiatiques – elles n’appartenaient pas tellement aux populations parties sur les bateaux, celles qu’ils connaissaient.

Elles se préparaient.

C’est ça qu’elles font. Elles se préparent, elles nous harcèlent, et elles nous tuent.

M. restait figé. Les mots étaient sortis de sa bouche comme s’il avait été un automate. Marc écoutait une idée qui aurait dû le glacer, mais qui provoquait en lui une excitation – il le savait, il l’avait toujours su. Jamais il n’avait voulu leur confiance, et il était heureux de voir son ami se confier à lui, comme deux vrais mecs savent échanger sur ce qui les tracasse, et prendre leurs problèmes à-bras-le-corps. Il était, dans le même temps, troublé par ces annonces. M. commença à lui expliquer, d’abord dans le désordre, ce qui se passait. Depuis quand ? des années peut-être ; il ne savait pas trop dire, ni par où commencer. Mais qui ?

Et M. commença la longue litanie des femmes, toutes des salopes, et de leur malveillance, si fourbe, puisqu’elles se cachent et partent et attaquent en coups bas. C’étaient les reines de l’esbroufe et de l’embrouille, les gagneuses de toutes les arnaques, les retourneuses de situations et les chialeuses de rien. Il les connaissait, il les avait suffisamment pratiquées – et ça lui faisait du bien, d’attendre, un peu, et de passer du temps avec les potes. Il continuait, en énumérant les horreurs qu’on lui avait faites, celles qu’il soupçonnait, et tout ce qu’il avait pu glaner d’enfer dans ses recherches – tout, tout était de leur faute, à elles, les vieilles vengeresses, les Hécate sorties des ombres et des puits pour leur trancher la gorge et les couilles.

Marc continuait de se taire, ne sachant plus que croire. Il reconnaissait bien les faits divers qui jaillissaient aussi sur son écran, les affpops beuglantes qui leur rappelaient toutes ces femmes qui disparaissaient, ça avait toujours disparu, les femmes, non ? Il réalisait qu’elles étaient parties en nombre et ensemble, et qu’elles risquaient de revenir, armées, préparées et meurtrières. Jusque-là, il devait l’avouer, il les avait sous-estimées, les pensant trop bêtes pour échafauder quoi que ce soit, puisque même une sauce c’était impossible de leur demander une chose aussi simple qu’une sauce.

Il gardait le silence. M. se tut. C’était peut-être cela qui expliquait tout : elles avaient un plan. Et elles les avaient bien roulés.

Ses masques.

Ça faisait longtemps qu’elle n’avait plus de nouveaux masques : c’était trop cher pour qu’elle les renouvelle. Elle avait un petit stock de FFP 2 qu’elle attrapait délicatement, pour faire durer, et elle gardait des masques à double pli, bien moins protecteurs, pour ses courses. Y avait plus grand-monde qui en portait, d’abord pour le coût, ensuite parce que la fatalité rendait les tentatives de protection plus inquiétantes que le déni. S. voyait pourtant, discrètement en arrière-plan, les purificateurs d’air sur les plateaux ou dans les duplex, depuis les grands bateaux – c’était aussi pour éviter les virus des pauvres, en plus de leurs émeutes, que les riches s’étaient barrés sur des bateaux.

Elle, il lui restait ses yeux pour pleurer, mais ça n’aurait pas été top, pour le tissu. Elle avait encore du mal à assumer ses craintes, et à arborer son masque quand elle voyait du monde – ça aussi, ça expliquait qu’elle se soit plus isolée. Elle craignait de filer des maladies aux garçons, et se fâchait quand il l’embrassait avant qu’elle vire le masque. Elle était tout aussi effrayée quand ils traversaient les airs, et à l’idée de voir leurs forces s’amenuiser au fil des maladies. Ses copines se traînaient, quand elle reprenait contact, mais elles ne se protégeaient toujours pas. S. réalisait qu’il n’y avait pas de bonne solution quand on doit jouer une tragédie sans savoir quelle fin nous tombera dessus, mais en ayant la certitude de son inéluctabilité.

Les puces.

Les garçons étaient contents de la balade. Ils aimaient fouiller dans les vieilles ferrailles, et s’étonnaient de l’abondance du monde d’hier – il y avait plus, maintenant, à trouver aux puces que dans les rayons des supérettes. S. de toute façon les amenait peu faire les courses : ils voulaient tout, ne trouvaient rien, et les mômes étaient indésirables partout, comme si l’idée même d’un avenir, qu’ils incarnaient par leur jeunesse, insultait qui les voyait. S. s’en fichait, et leur apprenait à ne pas voir, et à répondre comme on peut, quand on a la vie devant soi, mais pas le monde qui va avec. Aux puces, avec les traces d’une abondance passée, elle voyait que le capitalisme se portait toujours bien (c’était si cher !) et pouvait ramener tout de même deux trois conneries – les plastiques tombaient parfois en copeaux en arrivant, ou se brisaient en bruits secs, qui faisaient pleurer les garçons.

Ils avaient l’impression d’un tout, aux couleurs criardes et un peu délavées, et d’une surprise renouvelée d’étal en stand. L’idée d’une mode leur était étrangère : ils portaient eux-mêmes ce qu’ils avaient trouvé pendant leurs pérégrinations et qui était en état et à peu près à leur taille. S. reprenait des accrocs et devenait la reine de l’ourlet, elle qui jamais n’aurait pu s’imaginer aiguille en main. Ils recyclaient, parce que c’était encore la seule façon de consommer – et de vivre, alors que le capitalisme n’était pas tout à fait mort.