Des yeux pareillement ouverts.

Elle savait les contours des horreurs qui se déroulaient au loin – et plus proches qu’elle ne l’aurait voulu. Elle s’efforçait de ne pas détourner les yeux, sans savoir comment vivre quand on sent, par procuration, les circonvolutions des enfers. Elle aurait aimé savoir oublier, ou trouver une justice, un sens, même une récompense hypothétique; elle était pourtant de celles qui ne croient pas, mais qui regardent, sans qu’il soit possible de savoir ce que pensaient des yeux pareillement ouverts.

Elle avait ressenti quelque chose de la vacuité de l’existence alors qu’elle était encore une petite fille. Elle avait compris aussi vite que ce n’était pas l’absence de sens qui était douloureuse: c’était la douleur, sans l’esquisse d’une consolation, comme aurait pu l’être l’atténuation d’une cause audible. Il y en avait, des explications; elles rendaient tout pire. Elle sentait tout ce que peut avoir de divers la souffrance, de la piqure au déchirement de l’empalement; mais elle préférait le taire, et détourner sa voix de ce qu’elle ne pouvait ni changer, ni endurer. Elle n’y trouvait pas de soulagement, juste le poids de ceci, qu’il fallait encore porter – sa propre lâcheté.

Leur futur.

Petite, elle avait espéré qu’elle volerait, et elle imaginait le métro dans des couloirs d’acier, comme de gros pneumatiques qui auraient parcouru la ville, et elle imaginait qu’au moins quelques personnes pourraient, avec des picotements, profiter des avantages de la téléportation – et elle rigolait des bugs, un bras sur la tête, ou un glitch à la place du nez, les arrivées conduisant à des réclamations qui lui étaient très contemporaines.

Elle était perplexe. Elle était maintenant dans le futur qu’elle avait rêvé, et elle avait l’impression que ça s’était sacrément cassé la gueule. On ne volait pas beaucoup dans le ciel, enfin, pas elle, et plus grand-monde – les trajets à dix balles, c’étaient les années du premier tiers du XXIe siècle, et ça expliquait qu’elle ne puisse plus, maintenant, faute d’essence, d’argent, et de pouvoir acheter les bons carbones – c’était réservé à d’autres que d’elles, et on voyait parfois, en direction d’un sillage aérien, des poings rageurs. Comme tout le monde, c’étaient les pénuries qui la minaient: de ne jamais pouvoir prévoir si elle aurait de la lumière le soir, de l’eau à boire et pour le petit quotidien, même de quoi les nourrir quand elle s’extirpait pour une mission courses. On était bien loin d’imaginer des fusées ou des voyages intergalactiques, et elle ne savait pas si elle aimerait devenir l’objet d’étude d’une espèce extra-terrestre, ni le prix qu’elle serait prête à mettre pour se barrer d’ici. Les garçons ne se posaient pas trop de questions; parfois, ils lui demandaient quand même s’il y aurait de l’eau, plus tard, et si un jour ils verraient une girafe.

Elle n’aurait vraiment pas cru se retrouver dans les décombres du passé pour s’avancer vers sa vieillesse. Elle continuait de cultiver son jardin, inquiète de ce que pouvait contenir la terre, et de ce que cela pourrait faire plus tard – mais qui sait s’ils seront encore là pour être malades ? Entre le monde en écroulement et les cancers qui progressaient, c’était à qui ne se lancerait pas dans la course – elle n’avait jamais été pressée.

Des effleurements

Il lui restait à imaginer tout ce qui pouvait arriver. Elle n’attendait plus rien des hommes; d’ailleurs, elle n’attendait plus rien, et elle peinait à imaginer le reste. Elle se figurait parfois de grands voiles, de vagues effleurements, une main qui en frôlait une autre, et elle rigolait d’imaginer des kitscheries pareilles. Elle préférait tout ce que la vie a de maladroit et de pénible, la lourdeur des corps, leurs emboîtements imparfaits, les moiteurs indélicates. Elle ne rêvait plus depuis longtemps; quand elle dormait, ses nuits étaient noires, et elle menait son étrange torpeur partout. Ça la prenait cependant, sans qu’elle s’y attende trop. C’était d’abord comme un souffle derrière elle, une main qu’elle aurait voulu sentir sur son épaule, des genoux derrière elle, quand elle s’accroupissait. Dans son lit, elle gardait un coin de drap dans sa main repliée, et se souvenait parfois de l’inconfort du partage de la couette, quand elle étendait ses bras.

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L’identifier.

Elle ne savait pas s’identifier: elle regardait derrière elle tous ces signes qui semblaient prouver qui elle était, mais elle savait que le passé, ça se prend d’un bloc, et que tu l’aimes ou pas, tu le quittes. Elle n’avait plus tellement honte, mais ça lui revenait parfois, quand elle avait trop parlé, plus souvent de s’être sentie ridicule, d’être elle-même, de l’avoir trop montré, de le craindre ou de l’avoir recherché, par trop d’étalage, d’elle, de ses seins, de ses problèmes et de ses emmerdes, de ses opinions et de sa voix haut perchée, d’avoir été différente, de ne pas l’être encore assez, et de tout ce dont on peut s’excuser dans la vie, avec un peu d’imagination. Elle était triste d’entrer si peu et si mal dans des catégories, qui lui semblaient toujours plus inconfortables, et elle se demandait ce que faisaient à son moi profond, à son être vivant dans son actualité, d’avoir vécu, bien ou mal, une chose ou une autre.

Elle était fatiguée d’elle-même, et de ne plus savoir qui elle était, de plus en plus agacée à l’idée qu’il fallait le savoir. Elle aurait aimé être un projet, s’il y avait encore eu la possibilité de s’imaginer un avenir, à préférer se penser dans son mouvement plus que dans ses racines – ça lui semblait si bizarre, de se sentir plante. Elle n’était pourtant pas tellement non plus un courant d’air – juste, elle était là, et elle aurait voulu être ailleurs.

Vers l’avenir.

Elle avait juste le sentiment que l’horizon se rétrécissait de plus en plus. C’était d’ailleurs le cas: l’idée même d’avenir ne lui avait jamais semblé si lointain. Elle commençait aussi à se demander si c’était possible d’élever des enfants sans pouvoir lui offrir un avenir, et ce que ça voulait dire, grandir vers un avenir qui n’existe pas. Un autre avait osé dire, en d’autres temps, que l’avenir dure longtemps, et il avait caché sous ce contre-feu le crime de sa femme, et L. se demandait aussi ce qu’aurait été sa vie actuelle, si elle n’avait pas peur qu’il la retrouve et la tue. Elle vivait dans ce sursis, comme un suspens entre un avenir auquel elle ne croyait plus, et qui n’était guère réjouissant, et la crainte qu’il lui soit, à n’importe quel moment, dérobé, avec cette petite illusion qu’on appelle « vie ». Elle retrouvait dans cette possibilité quelque chose d’une impuissance très ancienne, dont elle avait cru s’extirper; elle vivait maintenant avec, comme le lui murmurait sa vulnérabilité, le rappel de sa nécessaire humanité. Elle mit du temps à accepter une fragilité qu’elle avait nié de toutes ses forces, et elle restait en proie à des doutes qui la terrassaient. Il pouvait la retrouver ? Qu’importe: il ne lui était que plus urgent de vivre.