Et me voilà.

Moi, y a plein de moments où j’attends l’amour, et y a rien qui vient. Ça va, ça repart, je regarde – non. Alors le boulot, je me disais: c’est pareil, vas-y ma grande et sois un peu courageuse – rien non plus.

Et si tu fais quelque chose ?

Ah rien, pareil. C’est juste une autre façon de prendre des râteaux, de bouger ou pas: faut suivre le vent, l’air de rien, plus rien attendre, prendre des coups quand même. Ça explique pourquoi on se retrouve à se mettre à la colle du premier mal dégrossi qui passe, le cœur en chewing-gum qui se colle à tout à n’importe quoi – y a des moments, on se dit, vaut mieux un cerveau qu’un cœur, et c’est pas comme si on pouvait tout avoir, ou même un peu, comme si en plus on ne se faisait pas engueuler juste d’exister un peu.

C’est pour ça que j’ai voulu partir, puisque rien ne marchait. Le mal dégrossi, ça l’agaçait que je soI là, mais ça ne lui disait rien que je parte, alors il m’a empêchée. C’étaient des scènes, des cris, lui qui me suivait partout. Je suis rentrée, alors, mais pour me préparer mon coup.

J’ai aucune envie de savoir ce qu’il en dit, maintenant. J’ai embarqué mes oreilles avec le reste, mon fric et ses claques, et me voila.

Une vraie terre.

C’était une vraie terre, maintenant. Madame D. caressa la terre cachée sous des bribes de feuilles mortes, y enfonça les doigts – c’était une humidité nouvelle, réjouissante. Elle gardait les doigts au frais – elle en aurait ri.

C’était presque du sable, à son arrivée, comme presque partout. C’était l’arrivée de Sarah qui avait lancé les choses ; c’était avec Sarah qu’elle avait compris que, même si elles n’étaient pas des sœurs véritables, c’était la sororité qui la sauverait.

Elle avait eu du bol. La terre était si pauvre, si sèche, qu’elles avaient désespéré. L’absence de choix leur avait donné le courage qu’il fallait ; le reste, c’était le miracle des graines que Sarah avait dans ses poches, et qu’elle avait commencé à ramener à chaque fois qu’elle faisait la route. Elles avaient semé des échecs, récolté des misères, attendu et enrichi. Elles avaient d’abord installé quelques-unes de ces plantes que l’on trouvait auparavant dans les déserts et sous les tropiques, quand les lieux étaient encore vivables. La première année avait suffi à leur amener des femmes comme autant de bras, des graines dans leurs poches – ça avait mieux pris. Elles avaient eu la chance de ne pas arriver dans un lieu sec et dur comme une coquille ; c’était un genre de toundra, aux herbes sèches et rases, au milieu desquelles elles retrouvaient encore du goudron en galettes sèches, qu’elles glanaient avec les cailloux – elles s’en servirent plus tard, pour bâtir de nouveaux murs. Aux premières pousses, elles avaient pleuré et ri – Madame D. avait chanté.

Sans penser à Papa.

Ça fait une journée sans penser à Papa, qu’elle se dit, en oubliant que de se le dire, c’était, justement, y penser.

Elle en sentait une culpabilité, de l’oublier. Les garçons ne lui demandaient plus quand ils retourneraient le voir : ça avait une chose compliquée à leur expliquer, certainement plus pour elle que pour eux. Ils n’étaient plus surpris de la voir triste ; une fois Axel lui passa la main sur la joue – elle se retint de pleurer.

S. avait le sentiment de porter sa mélancolie, non comme un étendard, ou une bannière, mais comme un trou que l’on garde dans le fond de sa poche, pour y passer de temps à autre un doigt, pour ne pas sentir le temps s’écouler, ou occuper ses doigts. Le trou était là, et elle y échappait de temps à autre de menus objets, qu’elle retrouvait dans un pli de sa doublure, ou parfois pas. elle-même s’engouffrait ainsi, sans s’en rendre compte, dans un recoin d’elle-même, où elle retrouvait la sensation de son père présent.

Au loin.

Des nouvelles, elles en avaient de moins en moins. Il y avait peu d’informations qui parvenaient encore, et elles les regardaient moins encore, tant la connexion était chère, l’info rare et peu fiable. Une grande partie du monde était comme tombée dans la nuit, faute de connexion – les réseaux étaient redevenus locaux, et elles les fréquentaient surtout pour l’entraide, la fête et la drague.

Ce soir, des échos parvenaient jusqu’à elles. Elles avaient couché les mômes, et elles se retrouvaient, au pied des plants les pieds dans le vide, sur le toit. Elles regardaient sur l’écran d’Iris, qui avait encore quelques gigas grâce aux livraisons et aux filoutages, les brasiers qui leur parvenaient d’un autre bout du monde. Il leur venait des envies de révoltes et de sabotages. Elyah pleura dans l’épaule d’Iris, des mômes qu’elles ne pouvaient pas sauver.

De si loin qu’on part.

L. n’aimait pas ce genre d’accroches, ni aucune sorte de hausse de ton ou de désaccord. Elle vivait pour le consensus, aurait voulu servir l’harmonie, et s’en retrouvait, sans grande surprise, serviable à l’excès, au mieux collante, au pire exploitable jusqu’au trognon. Elle aurait aimé consoler Sidonie autant qu’Aglaë ; elle se désolait des souffrances qu’elle devinait, se reconnaissant dans chacune et sentait ses balourdises qui menaçaient d’éclater ce qui restait de silence.

Il lui semblait qu’elles partaient de si loin. La moindre récolte tenait du miracle, et elles peinaient à s’entendre. Les fatigues les exacerbaient ; elle retrouvait dans les éclats des femmes les propres discordances qui la minaient. Elle n’aurait pas pu pour autant y voir une chronologie : elle avait beau peiner à se penser comme une unité et à traquer en elle ce qui lui échappait, elle peinait à se saisir en un mouvement qui la rassemble. Elle se sentait si loin d’elle, et pas encore elle.