Distantes, probables.

Dans la communauté, elle était devenue la vieille radoteuse. Elle causait sans qu’on l’écoute trop ; c’est d’ailleurs, se disait-elle, que viendrait quelque chose. Elle parlait à d’autres, lointaines, distantes, probables – elle ne savait trop. Elle avait appris à ne plus rien attendre, sûre de ce qu’elle sentait en elle de vif et de tendre, encore capable de palpitations, alors elle poursuivait. C’était une quête un peu folle qui la tenait et l’épuisait dans une même vague, en la glissant dans un tunnel de lumières et d’ombres, dont elle s’efforçait de suivre les tracés.

Elle parlait toujours moins à ses camarades. Elle aurait pu croire parler à d’autres femmes, seulement inaccessibles ; elle prit plus sûrement le parti de parler au micro, aux cassettes, à elle-même. Elle se projetait dans de si vastes pensées qu’elle se dissolvait dans le quotidien. On la croisait parfois, qui marmonnait des vers, psalmodiait des menaces.

Jusqu’à l’ombre.

D’elle-même elle s’était toujours méfiée ; c’était cela qui avait cessé. Elle avait craint de vouloir ou de savoir ; elle aurait préféré fermer les yeux longtemps encore, ou dormir toujours. C’était un inconfort permanent qui la tenait en éveil, la forçant à voir même quand elle détournait les yeux, une lucidité qu’elle avait tenté d’étouffer par les drogues ou la violence – celle que l’on donne autant que celle que l’on subit. Elle s’était étourdie dans des bras trop serrés et des amours lâches, en rêvant d’ailleurs qui avortaient avant même de survenir.

Ce qu’elle disait à qui l’écoutait, c’était l’intensité qu’il fallait embrasser. Ce n’était pas qu’elle osait, ni même qu’elle voulait vouloir ; c’était que l’intensité de son désir ne pouvait plus prendre de formes tant il prenait les contours de l’absolu. Elle transformait sa rage en l’espoir d’une autre vie, à laquelle il lui fallait elle-même renoncer : jamais elle ne pourrait vivre la vie qu’elle inventait, pour que d’autres n’aient même pas l’idée de leurs entraves ou de leurs souffrances.

Elle vivait dans cet espoir fou de vies autres, qui sortiraient d’elle-même tout en étant d’une différence radicale : d’une vie pour laquelle elle ne deviendrait qu’une vieille radoteuse, dont on oubliera jusqu’à l’ombre.

Vous me tuerez.

Parfois, vous me demandez comment si on naît Madame D., ou si son le devient. Je suis mon propre horizon ; j’ai modelé ma vie comme en d’autres temps on faisait les œuvres d’art, ou comme le vent découpe des falaises. Je suis morte deux fois, et je mourrai encore. Mes ongles accrocheront alors encore mes chairs, pour retrouver ce qui me restera de sensible et de palpitant, pour l’arracher, et renaître. Je trace des perspectives avec mes tripes : c’est ce que je veux qui advient, parce que je traverse les terres de douleurs pour revenir à moi-même ; je m’invente en m’extirpant du néant que je répands.

Je ne suis pas née Madame D. Je ne suis pas Madame D. Personne n’existe, pas plus elle que moi, ni aucun des masques que je pourrai emprunter. Je suis juste la somme de mes volontés et de mes effondrements, le jeu des idées et le grincement dentaire qui vous tient en éveil ; je suis partout et je suis nulle part, je suis la cendre des anéantissements, la terreur qui raidit et le plaisir qui tue.

Vous me pleuriez vivante, et j’agitais vos colères.

Vous m’avez voulue morte et je suis revenue.

Vous me tuerez encore. Je reviendrai toujours.

Le corps de la pauvre folle.

En bas dans la rue, y avait comme une ombre qui ne bougeait plus. S. se pencha par la fenêtre ; il fallait qu’elle sache ce que c’était, cette ombre qui s’était arrêtée.

Elle voyait mal, et elle aurait préféré ne pas le voir, le corps de la pauvre folle, tout disloqué. Elle l’avait vue qui marchait, parce qu’elle marchait toujours, la pauvre folle, en parlant, seule, comme si elle s’adressait au monde, à elle, à son passé, comme si c’était possible de l’entendre, ou vivable. Elle était de ces ombres auxquelles S. s’était habituée, de ces pauvres hères chassés de partout, mus par la faim, la chaleur et une chasse perpétuelle qui les ôtait de partout. Elle ne marchait plus, elle ne marcherait plus, la pauvre folle. S. était trop loin pour voir ce qui l’avait achevée, mais la chose était sûre, attendue même depuis des mois qu’elle la voyait qui passait, comme un fantôme bavard, aveugle à tout.

S. ne comprit pas tout de suite ce qui lui semblait si étrange, dans la silhouette immobile de la pauvre folle — c’était son silence.

Leur fête.

Ça aurait été sa fête, comme celle de tous les pères. Petite, S. avait adoré ces rituels de l’enfance, les gamineries offertes et minaudées, son papa comme un unique qu’elle adorait adorer, même s’il lui faisait un peu peur. Ça restait un moment qu’elle célébrait, comme les autres mômes, avec ses offrandes, dont le premier but était certainement de la faire remarquer elle, la petite fille, d’un père dont elle espérait l’amour.

Ça avait un autre goût, maintenant. Bien sûr, la fête des mères était devenue, comme dans d’autres siècles, le moment d’une célébration quasi gynécologique d’utérus toujours fonctionnels, d’une médecine reproductive officiellement en pointe, plus sûrement imposée et de la fonction multi-tâches qui semblait fournie avec la maternité. La fête des Pères, c’était une nouveauté, venue par la grâce et la volonté présidentielles, et celle qui avait pris le dessus de tout. C’était peut-être parce qu’il n’y avait plus d’enfants qu’on se rabattait sur les vieux, se dit S., parce que le pouvoir des hommes était depuis toujours si quotidien qu’il avait dû sembler inutile d’en tirer un jour comme une exception.

S. gardait dans la bouche un goût de cendres. Elle n’avait jamais aimé ces grandiloquences, qui lui paraissaient toujours plus indécentes à mesure que la ville se fragmentait en ruines. C’était la première fois que la fête des Pères survenait depuis que son père s’était effacé. Elle n’aurait plus fait de collier de nouilles[1], tout juste passé un coup de fil et rigolé des rodomontades et de la gloriole officielles. C’était peut-être de voir seule les flons flons qui lui tirait les larmes.


[1] D’ailleurs, elle n’avait plus de nouilles, comme à peu près personne.