Des trophées.

Ça lui arrivait souvent de se retrouver chez des riches. Ils n’étaient pas tous partis, déjà parce que le gouvernement restait, dans un coin fortifié d’une nouvelle ville high-tech, moderne comme on avait pu vendre des utopies en série, sous une bulle pour climatiser jusqu’aux rues. Elle n’avait aucune raison de passer dans le secteur, pour franchir les sas et se voir contrôler les papiers, le fond du sac et le creux des dents – on avait eu de mauvaises surprises, du genre explosives : ça justifiait les précautions, qui avaient l’avantage d’être suffisamment humiliantes pour tenir à distance bien du monde. Ça faisait comme une ville aux portes de la ville, un monde qui décidait sans les voir et qui se méfiaient de ce qui grouillait dans ces périphéries de la nouvelle capitale, sans trop vouloir connaître les détails d’une misère qu’il fallait mater pour éviter qu’elle ne se révolte. Il restait trop à faire pour s’éloigner : c’était une sécession par isolation et expulsion des climatiseurs vers les périphéries surchauffées.

Tout le monde ne vivait pas dans la bulle, d’abord administrative. Autour, c’étaient les quartiers riches, dans lesquelles il arrivait qu’Iris ait à livrer. Elle n’aimait pas s’y rendre, malgré le calme relatif, les arbres des allées et les sols en granit[1]. C’était par malaise, sentiment de ne pas être à sa place (elle n’y était pas), ou peur de faire une bévue. Elle craignait aussi les contrôles[2], et se sentait humiliée par la condescendance des autochtones qu’elle évitait autant qu’elle le pouvait. Elle avait, chaque fois, le sentiment vague et pesant d’une menace, un écœurement grandi par les ors qu’elle apercevait en tendant un colis, ou la nausée d’une débauche qu’elle interrompait en feignant de regarder ailleurs. Une fois, alors qu’elle avait été plantée, en attente, devant une porte ouverte, elle vit au loin des ombres qu’elle ne comprenait pas, et avança de quelques pas, jusqu’à se trouver, comme nez à nez et ses yeux dans ses yeux noirs, d’un être inconnu, difforme et superbe. De longues sculptures en bois lui partaient du crâne, dans un entrelacement de dentelle, et un reflet dans le globe oculaire lui donna l’impression de la vie. Elle sursauta en voyant, à la base de son cou, un collier de bois qui le fixait au mur.

C’est en rentrant et en interrogeant Joséphine et les moteurs de recherche qu’elle reconnut un vieil animal, chassé (elle l’espérait) en d’autres temps, dont le corps entier était devenu un trophée fier de la cruauté et de la mort répandue.


[1] Pour éviter la fonte du goudron, et pour son rôle thermo-régulateur.

[2] Iris, comme toutes les femmes parties sans laisser d’adresse, n’avait plus même la possibilité de souscrire un contrat d’assurance, globalement inaccessible à ses maigres moyens financiers et inabordable par le troc qu’elle pratiquait. Un contrôle ne la ramènerait pas dans le système, mais lui vaudrait une amende particulièrement salée.

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