Et la science ?

J’ai récemment eu la chance de pouvoir parler de féminisme avec un historien des sciences que j’admire  – double chance, donc. Une de ses questions m’a particulièrement interpelée : et la science ? Autrement dit, que peut donc apporter le féminisme à la science ?

Il serait facile de rappeler que le féminisme est politique avant d’être scientifique – et que le développement d’une science féminisme, ou au moins de gender studies, a une portée politique. Je crois néanmoins que l’on peut souligner quelques-uns des nombreux apports du féminisme à la science – ou plutôt, aux sciences.  Il me semble déjà important de noter le travail, peut-être pas scientifique, mais documentaire de Marguerite Durand (1864-1936), créatrice du journal féminin et féministe La Fronde (1897-1905). Marguerite Durand a en effet rassemblé une vaste documentation pour épauler ses journalistes – toutes des femmes, comme les typotes. Cette documentation était une véritable bibliothèque de travail, consacrée à l’histoire des femmes, du féminisme (déjà !) et aux écrits de femmes. Constituée de 40 000 ouvrages, auxquels s’ajoutent 1 100 périodiques, de nombreux tracts ainsi qu’un nombre considérables d’autographes et de brochures, ce fonds documentaire permet de montrer que les femmes sont bien des actrices de l’histoire, et de les constituer en objets d’étude. Le fonds a été transformé en bibliothèque publique (dans laquelle Marguerite Durand officiait encore elle-même dans les années 1930), aujourd’hui dirigée, non sans controverses, par la Mairie de Paris.

On n’étudie que ce que l’on sait pouvoir étudier: la bibliothèque est longtemps restée une rareté assez peu connue, en dehors des cercles spécialisés et militants. Elle n’a pas permis d’éviter à Christine Delphy, voulant étudier les femmes, de s’entendre dire par Bourdieu que les femmes ne sont pas un sujet de recherche; elle ne semble pas avoir été une référence pour la Deuxième Vague, qui connaissait assez peu l’histoire du féminisme, et qui avait pu oublier l’existence de ce fonds documentaire. La relative nouveauté de sciences comme la sociologie aurait pu expliquer l’absence des femmes dans les sujets de recherche; leur absence alors quasi totale en histoire, en littérature, comme dans les expérimentations médicales jusqu’en anatomie (il a fallu attendre 1998 pour le premier schéma complet du clitoris !) ne peut alors s’expliquer.

Le vaste oubli – ou la grande occultation – dont ont été victimes les femmes dans l’histoire des sciences s’explique grâce à une nouvelle spécialité: la sociologie des sciences, qui rappelle qu’en 2018 les femmes sont toujours minoritaires dans les équipes de chercheurs – et rarement en position de décider des sujets de recherche. Ce n’est pas par hasard que La Fronde a très vivement défendu les nouvelles bachelières et étudiantes, dont Madeleine Pelletier, ni que la création du M.L.F. a été suivie de la création de séminaires consacrés à la littérature ou à l’histoire des femmes.

Le féminisme me semble avoir ainsi d’abord apporté une nouvelle sociologie des sciences, et surtout le manque d’objectivité qui découlait de l’inégalité d’accès aux différentes chaires. Il a favorisé l’apparition de nouveaux champs d’étude, au premier plan desquels les femmes, mais aussi les sexualités, les enfants, ou une épistémologie des sciences plus critique. L’élargissement de ces champs est toujours en court, et il a certainement participé à la revalorisation des genres populaires et méprisés, des cultures urbaines, voire du divertissement et de la pop culture – tout ce qui aujourd’hui fonde la vaste discipline des cultural studies.

Si l’apparition de nouveaux objets d’étude est une étape et un gain cruciaux, il faut voir que dans ce domaine, comme dans les autres, l’objet crée sa méthode. Autrement dit, l’apparition d’une histoire des femmes a conduit à de nouvelles méthodes historiographiques, comme la prise en compte de la symptomatologie de l’infarctus chez les femmes conduit à de nouveaux examens médicaux. L’historiographie traditionnelle était en effet bien plus fondée sur les archives officielles, appuyée sur une histoire officielle et politique, qui pouvait aller jusqu’au roman national. Les choses ainsi établies avaient déjà été malmenées par la prise en compte du peuple chez Michelet (néanmoins souvent considéré comme littéraire), ou l’intégration de l’économie par l’École des Annales. Elles ont été bien plus ébranlées avec l’apparition de nouvelles archives, notamment intimes et privées, car les femmes n’accédaient pas, ou rarement, à l’histoire officielle et publique. C’est alors un nouveau travail d’archives, de collectes, d’interprétation de ces données qui a eu, et a toujours, cours. En ce sens, le féminisme a été une véritable révolution épistémologique.

Le premier fruit, et certainement le plus visible des différentes vagues féministes me semble avoir été l’histoire – qu’il s’agisse d’histoire des sciences, des littératures, d’histoire privée, etc. La raison en est assez simple: dès l’époque de La Fronde, il a fallu démontrer un rôle passé, mais oublié des femmes dans l’histoire – travail d’actualité, car non reflété en France dans les programmes scolaires, comme le baccalauréat. Il est alors saisissant de voir que ces mouvements politiques, particulièrement actifs, ont dans le même temps démontré une grande conscience de cet enjeu: Marguerite Durand a notamment conservé et recherché tous les documents constituant la littérature grise du mouvement (comme de la Commune, enrichie alors par les interviews de communards par la journalistes Séverine, mais perdues depuis); le M.L.F. a été enregistré par des documentaristes féministes, comme Carole Roussopoulos. C’est que si l’histoire est écrite par les vainqueurs les vaincues peuvent tenter d’opposer leurs archives.

 Pulps-7

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